Avant-dernier jour de la compétition du Festival du film américain de Deauville. On s’approche du verdict, en continuant d’assister à de nouvelles propositions de cinéma, convaincantes comme décevantes. 

Runner (compétition)

À 10 heures, Marian Mathias monte sur la scène du CID pour nous présenter son film, le onzième de la sélection officielle : Runner. Ou plutôt – comme on pourrait le trouver dans les musées :

« Portrait atemporel d’une Amérique terne. »

Impression lumineuse sur celluloïd, œuvre animée. 2023.

La réalisatrice nous précise que ce film est « plus calme, plus silencieux, plus lent que ce que vous pouvez imaginer d’un film américain ». Runner vient directement des cinémas de Robert Bresson et de Béla Tarr (si ce dernier faisait des films d’1h26, il aurait fait Runner). C’est un cinéma qui nous fait perdre tous nos repères. Les premières images sont presque complétement noires, et durent… durent… durent… impossible d’estimer la durée de chaque plan.

Alors effectivement, à 10 heures du matin, les gens ont pu rattraper leur nuit. Mais les lycéens se feront raconter par leurs amis à quel point ils sont malchanceux de ne pas avoir vu LaRoy hier. Je pense que les lycéens se trompent. En réalité, ils viennent de voir ce que la compétition de ce 49ème festival de Deauville avait de mieux à proposer. Pendant 1h26, le temps s’est arrêté. Les problèmes du quotidien ont disparu. Rien n’existait en dehors de ces tableaux successifs que l’on nous présentait à chaque coupe. Les plaines de l’Indiana, enfermées dans un 4:3 irrespirable, les teintes grisâtres, maussades, les hommes seuls qui s’endorment devant un film du vieil Hollywood… Runner nous met en transe.

Au milieu de ces paysages, pas de périodes notable. On voit tout et son contraire : des lignes électriques, des vieux téléphones et des robes du XIXème… Pour la première fois à Deauville, j’ai l’impression d’avoir vu un film de Cinéma, un métrage singulier exprimant le plus par le moins. Ce genre de proposition dénote beaucoup au milieu du classicisme inhérent à cette compétition. Alors bien sûr, on a envie de le donner au monde, de partager ce joyaux trop peu applaudi avec les cinéphiles de la terre entière. Et il nous serait trop difficile d’imaginer qu’une absence de distribution en France nous donne le privilège (la malédiction ?) d’être les seuls à avoir pu le découvrir…

Runner
Après le décès accidentel de son père, Haas forge avec Will une amitié unique. © Killjoy Films

Fremont (compétition)

C’est malheureusement ici que le festival de Deauville se corse. Depuis le 1er septembre, nous n’avons pas eu l’occasion de nous reposer, surtout après avoir rien fait. C’est Fremont, de Babak Jalali qui en paye les frais. Un film qui à première vue rappelle Roma d’Alfonso Cuarón. Et puis… en fait pas du tout. Difficile de se connecter à ce carré noir et blanc, à ce rythme, à ce silence… Rien n’existe en dehors du tictac de la pendule chez le psy. On profite des très longs dialogues (bien écrits) en attendant l’éclat de rire, toujours surprenant. Mais tout saisir devient une tâche complexe, c’est un film où l’on y est à 100%, ou pas du tout.

Et pourtant, la séance fut mémorable : tout le monde a chanté « happy birthday » au réalisateur (45 ans), et on nous annonce à la fin que la production a des cadeaux pour nous, des petits fortune cookies fabriqués dans l’usine où se déroule le film. Les paquets étaient vides après avoir fourni 50% des spectateurs… frustré, déçu, mais pas besoin de quoi que ce soit pour ce soir de toute façon, on sait déjà ce qui nous attend.

Epuisés, on décide de faire l’impasse sur le documentaire d’Oliver Stone, Nuclear Now pour prendre une pause (bien méritée). Jus d’orange, petit prince, micro-sieste, deux coups de parfum, et on sort dans la rue, la tête haute, le tapis rouge, prêt pour…

la zone d'intérêt (première)

Le titre apparait, disparait, ensuite : 3 minutes d’écran noir. Des grondements, des notes stridentes : une avancée. On rampe sous l’horreur, on franchit les murs, les barbelés. On passe au milieu de ce qu’on ne peut pas montrer et on ouvre les yeux au goûter familial du dimanche après-midi au bord du lac. Sauf que les vêtements ne sont pas neufs… sauf que les nuages ne sont pas blancs…

Jonathan Glazer nous dépose ici un chef-d’œuvre glacial (c’est le mot que tout le monde emploie). Glacial car il rejette toute notion d’humanité, tout ce qui fait normalement d’un film un film. Sur 106 minutes, jamais le cadre ne passera au-dessus des genoux. On filme les Allemands comme s’ils avaient la peste : le plus loin possible. On passe 1h46 avec des personnages dont il est difficile de distinguer le regard. La caméra est collée au mur, acculée partout, fixe. Les seuls mouvements sont dictés par les personnages que l’on n’a pas envie de suivre, mais ils nous forcent à regarder leurs fleurs, leur piscine, leurs vélos, leur jardin…

La seule chose qu’ils semblent tous ignorer, c’est ce grand mur de béton au bout du jardin. Jamais la caméra ne manifeste l’envie d’aller jeter un œil derrière : La Zone d’Intérêt ne montre jamais l’horreur. Il la suggère – parfois frontalement – mais jamais nous ne sommes confrontés à quoi que ce soit pouvant troubler ce « paradis ». Dans un plan d’abord illisible, une chambre s’éclaire petit à petit, laissant doucement apercevoir deux fours crématoires. Fours qui se trouvent en fait être les lits des nazis. Chaque intervention militaire est humblement mise en scène par un carton de couleur : la première en blanc, la deuxième en rouge. Cette distance absolue que met le metteur en scène entre nous et son film constitue l’intégrale construction de la banalité du mal qui ne peut se considérer comme tel.

C’est une œuvre d’art, un film de Cinéma, de metteur en scène. Dans le gigantesque film de Jonathan Glazer, tout est blanc… ou tout est noir. Et si nous avions déjà trouvé à Deauville le meilleur film de l’année prochaine… ? À demain.

la zone d'intérêt
La Zone d'intérêt dresse le portrait du quotidien la famille du commandant d'Auschwitz. © Bac Films

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