Le nouveau film de Luca Guadagnino avec Daniel Craig, Queer, sort en France ce mois-ci. Pour cette occasion, nous vous proposons de revenir sur le très étrange premier film du réalisateur italien, difficilement accessible jusqu’à sa récente arrivée sur la plateforme MUBI : The Protagonists.

Entre plusieurs eaux

Call Me By Your Name, dernièrement Challengers et désormais Queer. Trois films de Luca Guadagnino qui dévoilent deux de ses principales obsessions : la question du désir et de la sensualité des corps. Ce sont là deux motifs qui, déjà en 1999, traversaient le tout premier long-métrage du réalisateur italien intitulé The Protagonists.

Une nuit de 1994, dans la capitale anglaise, un certain Mohammed El-Sayed se fait tuer par deux jeunes hommes issus du milieu privilégié d’Oxford. Quatre ans après les faits, pour son premier long, Guadagnino souhaite revenir sur cette affaire sordide. Lui et son équipe technique quittent alors l’Italie pour débarquer à Londres. Aux côtés de plusieurs acteurs professionnels, parmi lesquels une fervente collaboratrice du réalisateur en la personne de Tilda Swinton, ils vont faire une reconstitution stylisée de l’affaire. Et de la vie de ses protagonistes.

De cette intention découle une œuvre à mi-chemin entre le documentaire et l’essai expérimental. En effet, The Protagonists alterne entre des interviews des enquêteurs ayant pris part à l’affaire des deux jeunes hommes et tentatives de reconstitution du fait divers par l’équipe du film. Le tout via un procédé méta qui nous donne à voir l’équipe en question et les acteurs. Notamment les préparations et répétitions de la scène de meurtre sous plusieurs versions au fur et à mesure que sont dévoilées de nouvelles informations sur l’affaire.

Tilda Swinton aux côtés de l'enquêteur en chef Jerry Alford et de Richard South, membre de l'équipe d'investigation © Medusa Distribuzione
Tilda Swinton aux côtés de l'enquêteur en chef Jerry Alford et de Richard South, membre de l'équipe d'investigation © Medusa Distribuzione

Fascination au grand jour

The Protagonists est intéressant dans sa manière de revenir sur notre fascination pour les histoires de crime et de serial-killers. Qu’est-ce qui peut bien nous intéresser dans ces faits atroces ?

L’introduction pose clairement les intentions du film, que ce soit formellement ou thématiquement. Tout d’abord, un carton qui nous dit notamment ceci : Dans la guerre du bien contre le mal, c’est presque toujours la victoire du mal qui attire le spectateur. Le crime le plus violent attise la plus morbide des fascinations. Mais surtout, que si le meurtrier est un être à part, il reste à écouter les pistes et les raisons ayant conduit l’individu à commettre (supposément) l’impensable. On écoute tout ça, et on se dit qu’on aurait pu être la victime. Tilda Swinton de rajouter très justement à l’oral : Ou le meurtrier

Luca et Tilda avouent eux-mêmes en début de film avoir eu une fascination commune pour le cas El-Sayed. La froideur de ce meurtre les a poussés à vouloir en parler. Froideur sur laquelle The Protagonists insiste de plus en plus. De l’acte des deux jeunes hommes d’Oxford en proie à des fantasmes virilistes, il en ressort quelque chose de banal, de simple… d’aucune importance. C’est ce que nous explique une Tilda Swinton couverte de faux sang, alors qu’elle marche dans la rue sous le regard horrifié de certains passants. Et surtout, le film rappelle qu’un meurtrier peut n’avoir aucune motivation, ni n’avoir une « gueule » identifiable. Que son air « ordinaire » peut être suffisant pour le rendre insoupçonnable. Swinton de souligner enfin très justement qu’on imagine difficilement qu’un meurtre puisse être non-spectaculaire.

Un jeune Luca Guadagnino aux côtés de Tilda Swinton © Medusa Distribuzione
Un jeune Luca Guadagnino aux côtés de Tilda Swinton © Medusa Distribuzione

En somme, The Protagonists dessine en filigrane un questionnement très intéressant autour de la représentation du meurtre. Une mise à l’épreuve des clichés. Toute cette réflexion baigne dans une narration offerte par Swinton. Elle nous toise du regard et nous prend ainsi véritablement à partie. Rajoutons à cela une forme expérimentale. Une forme presque psychédélique dans son mélange des supports artistiques : fonds de couleurs, diapo photo et même installation théâtrale. S’il s’agit d’une démarche intéressante contribuant à l’originalité du film, le résultat final peut perturber dans sa manière de passer parfois sans crier gare d’un prisme à l’autre. D’autant plus qu’avec le regard de 2025, certains choix de montage peuvent paraître dépassés. Il suffit de voir certaines scènes constituées essentiellement de fondus enchaînés, parfois au son d’une chanson hip-hop/R&B pour avoir comme la sensation que le temps a passé.

Une ambivalence inappropriée ?

L’équipe du film, au fil des interviews, va donc reconstituer l’affaire. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’aucun ne semble se prendre réellement au sérieux. Il y réside un ludisme certain et le sujet est presque traité comme un terrain de jeu ! Déjà au niveau du montage par les expérimentations formelles proposées. Mais aussi de la part de Tilda Swinton. Il suffit d’écouter ses quelques réflexions (et d’admirer son maquillage des sourcils). Notons également que certaines photographies de tournage sont disposées ça et là dans le montage du film (notamment dans le générique de fin). Photographies qui donnent à voir un tournage semble-t-il léger et amusant.

Cette légèreté se retrouve également durant certains moments de reconstitution. Tout d’abord, durant une scène dans la cuisine du manoir où l’équipe est hébergée. Swinton et Andrew Tiernan (Éphialtès dans 300) y font une reconstitution des rues de Londres avec des blocs de construction. Cela dans le but de récapituler le chemin emprunté par les jeunes tueurs. Mais nous avons également la scène du jugement de ces derniers, quasiment théâtrale. Se déroulant entièrement dans le jardin du manoir, Swinton décrit les actions de chacun et le contexte de la scène. Les autres acteurs du film interprètent quant à eux les protagonistes de l’affaire. Une scène certes originale mais dont certains choix questionnent, notamment une juge femme avec une voix masculine. À noter que le générique de fin comporte un petit bêtisier de cette scène !

Tilda Swinton, Fabrizia Sacchi, Claudio Gioè et Paolo Briguglia dans The Protagonists © Medusa Distribuzione
Tilda Swinton, Fabrizia Sacchi, Claudio Gioè et Paolo Briguglia dans The Protagonists © Medusa Distribuzione

Il est possible d’interpréter ce ludisme comme légèrement de mauvais goût étant donné la gravité du sujet. Mais malgré tout, cela n’empêche pas que le sujet en question est traité avec beaucoup d’intérêt. L’on ressent une vraie curiosité de la part de Swinton et de Tiernan durant les interviews des personnes ayant pris en charge l’affaire. Il transparaît à l’écran une réelle volonté de vouloir reconstituer le meurtre avec un minimum de justesse. Sans compter que l’œuvre est véritablement dédiée à Mohammed El-Sayed comme le témoigne le carton final avant le générique. L’on retrouve en plus de cela une interview de sa femme. Si elle est plutôt touchante, Swinton dévie malheureusement du sujet en voulant parler des talents de cuisinier de Mohammed. Comme pour rajouter une légèreté forcée…

L'aboutissement : Le show

Welcome to the show. Ce sont là les mots de Swinton en guise d’introduction au dernier acte du film ; la réinterprétation de la vie des protagonistes de l’affaire. Quelle était la vie de chacun avant cette nuit de 1994 ? Imagée et assumant la théâtralisation, elle nous dévoile tout d’abord le contexte du meurtre avant d’aboutir à la reconstitution de l’acte.

Le tout baigne dans une assez belle ambiance oscillant entre la douceur et le lugubre, comme inspirée de David Lynch. C’est là que Guadagnino laisse éclater les balbutiements de son style personnel en montrant une sensualité des corps notamment durant les scènes entre Mohammed (étrangement interprété par Andrew Tiernan, qui est blanc) et sa femme. Il est dommage que l’on retrouve ces choix de montage datés que nous avons évoqués. Mais surtout, on peut se demander si l’incorporation du style Guadagnino n’est pas un peu forcée par moments. Était-il nécessaire par exemple de placer une ambiguïté autour de l’orientation sexuelle de l’un des tueurs ?

Une part d'égocentrisme ?

Tilda Swinton dans The Protagonists © Medusa Distribuzione
Tilda Swinton dans The Protagonists © Medusa Distribuzione

Dans The Protagonists, on pourra également peut-être se plaindre d’un excès de présence de Swinton. Le film propose quelquefois de longs gros plans sur son visage dont peut se dégager à la longue quelque chose d’égocentrique. Mention spéciale pour le dernier plan (avant le générique) qui la montre regardant la caméra en souriant. Un plan dont on se serait bien passé… Il aurait également été rafraîchissant de connaître les membres de l’équipe autre que Luca, Tilda ou encore Andrew et Fabrizia Sacchi. Que pensent-ils de l’affaire ? Comment vivent-ils ce tournage ?

Au final, il résulte du premier long-métrage de Luca Guadagnino un documentaire/essai original dans sa manière de parler de notre fascination pour les affaires de meurtre. Mais malgré de bonnes intentions claires, son ambivalence de ton questionne et quelques choix artistiques lui font défaut… Il en résulte ainsi au bout du compte de The Protagonists un film quelque peu décontenançant.

Le film est actuellement disponible sur la plateforme MUBI.

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