Après trois films américains qui ont installé une identité propre au cinéaste grec, Yorgos Lanthimos revient avec Poor Things, un film événement qui n’a rien d’ordinaire, à l’image de son personnage principal.
Bella (Emma Stone) est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter (Willem Dafoe). Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son époque, Bella est résolue à ne rien céder sur les principes d’égalité et de libération.
"Bella has so much to discover"
Les premières minutes plantent le décor : le spectateur fait la rencontre déstabilisante de Bella Baxter, une jeune femme diminuée par un cerveau de bébé. De pièce en pièce, elle se déplace en tricycle, en titubant, et peine à aligner trois mots. À l’instar des tout-petits, elle s’exprime à la troisième personne et n’a pas pleinement conscience de ses gestes, parfois virulents. Malgré l’asynchronisme de son cerveau et son corps, Bella progresse à une vitesse rare.
La protagoniste atypique du film, Bella, est également celle du livre du même nom, d’où Yorgos Lanthimos puise son inspiration. Là où son auteur Alasdair Gray déroulait le récit par le prisme de ceux qui gravitent autour de Bella, son adaptation au grand écran prend plutôt le parti de le faire via le seul regard de ce personnage en plein apprentissage. Yorgos Lanthimos s’exécute en utilisant une panoplie de techniques narratives et visuelles, lesquelles contrastent avec le minimalisme de ses précédents films. Avant son départ du manoir, tout est nouveau pour Bella. Symboliquement, le réalisateur préfère l’usage du noir et blanc pour suggérer l’état mental précoce de sa protagoniste. Après avoir été ramenée à la vie par une opération risquée, elle récupère à peine ses capacités verbomotrices.
Une fois engagée dans un voyage émancipateur, son monde s’élargit, tout comme la palette de couleur qui tend, non sans subtilité, vers des nuances éclatantes. Surréalistes, les ciels mauves, bleus et roses, illustrent l’éveil de Bella, qui décide de quitter le manoir où elle était claquemurée. L’objectif lui-même passe d’un fish eye oppressant, aussi symbolique de la restriction de l’environnement de Bella, à des lentilles plus larges pour rendre le monde spectaculaire, avec tout ce qu’il implique d’intriguant pour un enfant innocent.Composée par le génial Jerskin Fendrix, la musique se fait volontairement errante et espiègle, comme un bébé qui marche à quatre pattes sans but. Telle une parodie plus sombre, les notes originales et irrégulières semblent imiter les génériques de dessin-animés pour enfants.
"a woman plotting her course to freedom"
Pour Bella, son départ est surtout évocateur d’une trajectoire émancipatrice. En cela, son style vestimentaire sert le propos, puisque ses silhouettes amples et bouffantes de son époque enfantine contrastent avec des robes plus strictes et ajustées à l’apothéose de son indépendance : elle sait désormais ce qu’elle est, et ce qu’elle veut devenir. Si le livre ancre son intrigue dans l’époque victorienne, à la fin du XIXe siècle, de nombreux éléments décoratifs et vestimentaires font figures d’anachronisme dans le film. Les villes adoptent notamment une apparence rétrofuturiste, grâce à des décors grotesques et dystopiques. Ici, il n’est pas interdit de penser au Metropolis de Fritz Lang. En réalité, ce n’est pas un hasard. La costumière et les décorateurs ont en effet révélé qu’ils avaient volontairement incorporé des éléments de différents périodes historiques pour que cette satire sociale les englobe toutes, à commencer par notre ère contemporaine.
En revanche, Poor Things n’entend pas transmettre quelconque discours moralisateur à ses spectateurs contemporains. Il ne fait que mettre le doigt sur des absurdités qui existent dans ce monde parallèle pour mieux signifier celles de notre propre monde. Cela se concrétise par la mise en exergue d’une femme à l’abri des normes et des attentes sociétales. Concrètement, Bella traverse plusieurs étapes de croissance psychique, d’un bébé à une femme, en un temps record. Grâce à cette drastique évolution mentale et émotionnelle, Bella est capable de mettre au ban la pression sociétale qui accable habituellement les femmes. Parce que ce conditionnement infligé à toutes demande du temps et de l’implication, elle, ne peut donc pas être conditionnée. Immunisée contre tous ces facteurs, Bella parle ouvertement de sa sexualité, ne juge personne pour son apparence ou ses origines, et n’écoute rien ni personne d’autre que sa propre intuition. En cela, Bella Baxter fascine autant les spectateurs que les personnages annexes. Non seulement parce qu’elle dénie les règles qui ont toujours régi la société, mais aussi parce que, dans une certaine mesure, l’on envie cette désinvolture.
Caractéristique de l’innocence enfantine, sa naïveté est certainement son unique faiblesse. Pourtant, même l’erreur la plus anodine suffit à la faire mûrir radicalement, voire redoutablement pour l’ego masculin.
"we are men of science"
À travers l’odyssée à laquelle Bella se prête, Poor Things s’impose comme une allégorie sociale et politique très provocante. Le film souligne les niaiseries dans les attentes qui entourent les femmes, et l’ironie du désir des hommes. En effet, Bella va surtout croiser le chemin de figures masculines, qui se rejoignent sur une tendance à vouloir contrôler la jeune femme. Du fait de son innocence, les hommes profitent d’elle, puis tombent finalement amoureux de cet être d’exception, si libre de convention et de jugement. Bien que Duncan Wedderburn aspire à être maître de ses faits et gestes, l’embarquer dans ce périple n’aura pour effet que de la faire grandir. Elle y croisera différentes personnalités, philosophies et croyances. Une pluralité qui lui permet de se construire sa propre foi et ainsi gagner en autonomie.
Grâce à son amie Martha, Bella découvre notamment la philosophie et s’accommode d’oeuvres variées. Différents manières d’appréhender la vie lui sont ainsi dévoilées, ce qui fait de cette rencontre un moment pivot de son évolution. « You’re always reading now, Bella. You’re losing your adorable way of speaking » se désole Duncan Wedderburn. En l’observant enrichir son socle de connaissances, il s’aperçoit qu’elle lui glisse entre les doigts. Ses livres personnifiant son éducation fulgurante, il les jette par dessus bord un par un. Dorénavant, Bella a une opinion, elle est maîtresse de ses propres désirs et besoins. Sa sexualité l’illustre précisément : elle dispose de son corps comme elle l’entend, où et avec qui elle veut. Cette indépendance progressive rend Duncan Wedderburn fou, jusqu’à la démence : il voudrait qu’elle reste cette chose candide, et par essence manipulable. De la même façon, la simple idée de la savoir partie du cocon « familial » désarçonne Max McCandles et Godwin Baxter. D’ailleurs, ce n’est pas une coïncidence si le personnage de Willem Dafoe est surnommé ainsi, puisque Bella l’appelle « God ». Souvent, il la présente comme sa chose : « she’s an experiment« , tout en mettant en avant son génie scientifique. Comme Duncan Wedderburn, il se pense indispensable à l’éducation de Bella, qui en apprend en réalité davantage livrée à elle-même que sous l’aval masculin.
Comme dans La Favorite, Yorgos Lanthimos prend ici un malin plaisir à ridiculiser les hommes. Il met la masculinité sur le banc de touche pour mieux dépeindre la quête émancipatrice de Bella Baxter, faisant de Poor Things un pamphlet féministe.
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