Autopsie d’un meurtre, film américain de 1959, réalisé par Otto Preminger, avec James Stewart, Lee Remick, Ben Gazzara…

Sortie en version restaurée 4k : 30 octobre 2019.

Synopsis : Paul Biegler, un avocat plus ou moins retiré des affaires, va bientôt se retrouver sous les projecteurs en acceptant de défendre le lieutenant Frederick Manion. Ce dernier est jugé pour le meurtre de Barney Quill, qu’il accuse d’avoir violé sa femme, Laura Manion. Après avoir mené l’enquête avec son associé Parnell McCarthy, M. Biegler va tenter de plaider la folie passagère pour éviter la condamnation de son client…

Parce qu’on mesure la grandeur d’une civilisation à sa capacité à ne pas sombrer dans la barbarie, le tribunal est devenu l’emblème d’un idéal pour toutes nations se voulant civilisées. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit ainsi porté au pinacle par la production artistique américaine (films, séries télévisées…) : on sacralise ce lieu dans lequel on prête serment la main posée sur la Bible ; on encense ces hommes et ces femmes qui défendent la vérité ; on idolâtre ce système judiciaire qui contribue à rendre le monde plus juste. Et c’est bien à cette utopie que s’attaque Otto Preminger avec le sublime Autopsie d’un meurtre, faisant du temple de la vérité le théâtre de la comédie humaine, jugeant non pas un quidam pour pulsions meurtrières mais une société tout entière pour flagrant délire d’hypocrisie.

Adapté de l’ouvrage de John D. Voelker, lui-même avocat de formation, Autopsie d’un meurtre révèle les défaillances de la justice des hommes en glissant malicieusement sur le terrain de la subjectivité : le crime est indéniable, personne ne le conteste, à commencer par l’accusé lui-même ! À partir de là, quels peuvent être les enjeux du procès, si ce n’est rechercher une vérité subjective et donc interprétable à souhait : acte de sang-froid ou moment de folie ? Fred Manion était-il lucide ou non, au moment des faits ? Exit donc les preuves tangibles et irréfutables, tout sera affaire de parole contre parole, le plus convaincant emportant l’affaire !

La bonne idée sera de représenter le procès comme une représentation théâtrale, avec ses acteurs et son public, comme une commedia dell’arte qui serait risible si aucune vie humaine n’était en jeu. Pour renforcer cette impression, Preminger se cantonne à ne filmer que la scène et les “coulisses”, plaçant en hors champ tout ce qui ne rentre pas directement dans le temps du procès (meurtre, enquête policière, devenir des protagonistes). Pas d’image donc pas de certitudes, on est obligé de s’en remettre aux paroles, potentiellement mensongères, des uns et des autres pour nous forger une opinion. On notera, comme un symbole, que le film s’ouvre et se ferme sur une parole rapportée : rien n’est vraiment sûr, ici, à commencer par ce système judiciaire qui se veut pourtant exemplaire.

Autopsie d'un meurtre |Copyright Carlotta
Autopsie d’un meurtre, Joseph N. Welch, James Stewart, Brooks West et George C. Scott

À partir du moment où les trois coups retentissent, la scène appartient aux acteurs et la justice aux bonimenteurs : tout sera affaire d’influence, de manipulation ou de séduction pour se mettre le jury dans la poche. La vérité sera reléguée au rang “d’impression” ; quant à la loi invoquée, elle sera bien souvent celle de l’émotion. Ainsi, les avocats seront moins obnubilés par le vrai que par le désir d’évoluer en stratège afin de gagner la partie : on tire à profit des zones d’ombre de la loi, on tente de déstabiliser l’adversaire, on influence les témoins ou le jury, etc. On comprend vite que tout dépendra du pouvoir de persuasion des avocats, comme le fait fort justement remarquer l’accusé : “Comment faire oublier aux jurés ce qu’ils ont entendu ?”. On ne peut pas, bien sûr, et c’est pour cela que le procès sera avant tout un vrai spectacle.

D’une manière générale, c’est tout un visuel que Preminger travaille pour soutenir son propos. Si le film est assez long (2h40), notre intérêt ne sera jamais remis en cause grâce à un travail de mise en scène des plus pertinents : l’alternance entre profondeurs de champ (très beaux plans mettant aux prises trois personnages disposés en diagonale) et gros plan permet d’alimenter subtilement la tension ; la présence de petits moments de “détente” (le chien avec la lampe torche, les rires du public…) diffuse l’idée d’un procès qui se transforme en cirque. Une réussite, bien sûr, intimement liée à la prestation sans failles des acteurs : l’élégance et l’emphase de James Stewart s’opposant à merveille à la prestance très physique d’un Ben Gazzara ou d’un George C. Scott ; quant à Lee Remick, géniale fausse ingénue, elle est l’électron libre qui s’accorde mal avec cette Amérique qui s’imagine binaire, faite de blanc et de noir, de bons citoyens et de vils hors-la-loi.

C’est d’ailleurs sur ce plan où Autopsie d’un meurtre se montre le plus redoutable, en entretenant malicieusement l’équivoque, l’ambivalence, la nature complexe des choses. C’est sans doute à travers le personnage de Paul Biegler que cette notion s’enracine le plus facilement à l’écran. L’idée que l’on se fait de lui, en effet, sera totalement changeante selon le milieu dans lequel il évolue : perçu comme un avocat roublard, usant de subterfuge pour arriver à ses fins, il nous apparaît, une fois les portes du tribunal passées, comme un homme simple et sincère, fuyant l’hypocrisie du monde dans la pratique de la pêche et la musique (ce qui occasionnera un moment fort savoureux avec le grand Duke Ellington). Une hypocrisie, toutefois, que le système judiciaire permet d’entretenir en troquant l’objectivité par la subjectivité, la loi par la morale.

Autopsie d'un meurtre |Copyright Carlotta
Autopsie d’un meurtre, George C. Scott, Joseph N. Welch et Ben Gazzara

Un détail, ici, a son importance : c’est le rôle du juge qui est tenu par un véritable avocat, Joseph N. Welch, connu surtout pour s’être opposé à Joseph McCarthy. Un choix qui n’est pas anodin et qui donne tout de suite une dimension symbolique au procès qui nous est conté : à travers cette mise à nu des défaillances du système judiciaire, se devine une critique de la société américaine de l’époque, où l’on juge et condamne celui qui n’entre pas dans les clous de la bien-pensance.

C’est ainsi que, fort ironiquement, Otto Preminger va faire glisser Laura Manion de la position de victime à celle d’accusée. La question concernant la responsabilité de Fred Manion est vite reléguée au second plan, éclipsée dorénavant par les interrogations soulevées par le comportement de son épouse : était-elle une bonne catholique ? Une épouse fidèle ? Agissait-elle convenablement ? Portait-elle une culotte ? Et ce viol, ne serait-ce pas elle qui l’aurait provoqué ? Ce n’est pas pour rien si la scène la plus forte du film est celle où Laura est appelée à la barre : les avocats vont s’affronter juste devant elle, rompant avec la disposition en diagonale, avec la profondeur attendue pour ce type de débat ! La grandeur n’est plus, le procès vient de sombrer dans le moralisme abject.

Le grand talent de Preminger sera de révéler les comportements hypocrites avec une finesse peu commune, mettant en relief les contradictions d’une justice qui s’avère être moraliste et phallocrate (on minimise un viol alors que la lecture de mots comme “spermatogenèse” ou “culotte” provoque l’indignation…) ; mettant en images une société où l’injustice est tellement banalisée que les actes demeurent impayés, que ce soit le meurtre, le travail de l’avocat ou le dévouement d’une simple secrétaire…


Note

9/10

Modèle inégalé du film de procès, Autopsie d’un meurtre dresse un portrait corrosif de la justice des hommes, tout en donnant l’occasion à James Stewart, Ben Gazzara et Lee Remick de briller dans des rôles sur mesure. Un chef-d’oeuvre disponible dès maintenant en version restaurée, édité chez Carlotta.


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