Projeté l’année passée dans l’intriguante catégorie « Cannes Première », le cinquième long-métrage de Rodrigo Sorogoyen aurait mérité sa place aux côtés des oeuvres en lice pour la Palme d’Or. Crescendo virtuose, As Bestas est une leçon de cinéma, suffocante et admirablement interprétée.

Antoine et Olga, un couple de français, pilotent une ferme biologique dans une Galice rurale et glaciale. Bien qu’amoureux des terres et bienveillants, leur intégration au village semble être tombée à l’eau. Manifestant leur hostilité à la construction d’éoliennes, ils s’attirent les foudres des locaux, lesquels font de leur paradis un enfer. Ce différend de quartier adopte ainsi une tournure nocive, jusqu’au point de non-retour.

"T'aurais mieux fait de te réveiller ailleurs"

À mi-chemin entre violence et grâce, la séquence d’ouverture plonge dans l’atmosphère du film sans détour à travers une chorégraphie unissant l’humanité et l’animalité. Filmée au ralentie, elle restitue à l’écran une ancienne tradition galicienne, le rapas das bestas, pratiquée par ceux que l’on a coutume de surnommer les « aloidatores ». Aussi frénétique qu’écologique, cette manoeuvre quoique dépassée consiste à entraver des chevaux sauvages à mains nues en vue de les marquer et les protéger des puces. Cet amorce que tous les westerns américains jalousent déjà détient une vocation métaphorique, puisqu’elle rencontre son miroir aux deux-tiers du film.

Le plan suivant introduit Xan et Lorenzo attablés au café du village, deux frères qui vivent avec leur mère dans la ferme familiale. Ces deux frangins, dont on n’a pas intérêt à se trouver dans la ligne de mire, semblent faire la pluie et le beau temps sur le hameau. Accoudé au comptoir, Antoine (Denis Menochet), un colosse terrien au regard tourmenté est un expatrié français venu rafraîchir des maisons en ruines et vendre ses produits bio au marché du coin, épaulé par sa femme Olga (Marina Foïs). D’entrée de jeu, le malaise et la tension s’implantent au coeur du paysage psychologique du film. Lorsque Xan (Luis Zahera) interpelle Antoine par un « le français » frappant de dédain, on ne s’est jamais sentis aussi rabaissés.

Rodrigo Sorogoyen ne perd pas de temps à le signifier : le village, les frères en première ligne, a pris en grippe le couple d’agriculteurs. En cause, un projet aux valeurs éco-responsables à contre-courant des aspirations de leur voisins, rongés par la misère. Suite à une décision épineuse de la part d’Antoine, les intimidations prolifèrent à son détriment, et ne manquent pas de lui faire perdre patience. Quand il découvre que les frères ont saboté son potager, c’en est trop. Malgré l’hostilité de sa femme, il jette aveuglément de l’huile sur le feu en documentant leur harcèlement avec sa caméra. Persuadé d’obtenir gain de cause, Antoine fonce droit dans le mur alors que sa femme s’épuise à tenter de l’extraire de ce conflit venimeux dans lequel il est entré délibérément. « Ça en vaut la peine ?« 

Dans la première partie, Rodrigo Sorogoyen filme les deux rivaux autour d’un ultime verre au comptoir d’un bar aux allures de saloon. Par l’entremise d’un plan séquence fixe spectaculaire et asphyxiant, le maître du plan-séquence inverse la dynamique morale du film pour griser la distinction entre le bien et le mal. Une démonstration d’écriture et de mise en scène que tous les cinéastes contemporains devraient prendre en note. Si le spectateur est naturellement porté à considérer les deux frères comme les antagonistes, cette scène sous haute tension déroule leurs motivations, tout à coup bien plus légitimes. En bousculant les convictions de l’audience au bout d’une heure, le récit devient immédiatement plus riche et dynamique. Dépourvue de musique et de mouvement, cette scène étouffe le spectateur, alors soumis à l’animosité que se vouent ces voisins que rien ne rassemble.

As bestas 2

"comme des bêtes"

Au moyen de dialogues aiguisés où paroles et silences sont mesurés, Rodrigo Sorogoyen exacerbe ce qui n’aurait pu être qu’une ordinaire altercation de voisinage. Néanmoins, ce calme temporaire se retrouve pris dans un engrenage de violence et de barbarie qui ne demande qu’à détoner. La paranoïa qui accapare l’esprit d’Antoine vient parallèlement se loger dans celui du spectateur, cramponné à son siège dès les premières minutes. Hélas, la transgression de la frontière entre confrontation verbale et violence physique s’avère fatale pour Antoine, qui périt étouffé par les frères dans la forêt. On ne pensait pas (lui non plus…) ce gaillard au physique vigoureux et ferme capable de rendre les armes face à deux frères à l’apparence faiblarde. En définitive, l’habit ne fait pas le moine à l’endroit où les intimidations sont réelles.

Pour personnifier cette querelle barbare, Rodrigo Sorogoyen convoque un trio d’acteurs à la confrontation perverse plus vraie que nature. Doté d’un regard sinistre capable de poursuivre le spectateur au-delà du quatrième mur, l’impressionnant Luis Zahera fait froid dans le dos. Face à lui, une Marina Foïs circonspecte, déguisée d’un registre glacial qui lui va à ravir. Enfin, d’après les mots du cinéaste, la corpulence et le regard inquiet de Denis Ménochet, acteur de génie, était un choix évident et cohérent avec le titre de son film. 

Mais pourquoi As Bestas ? Est-ce symbolique de la bestialité et la frontalité des actes des frères, abrutis et imbéciles ? Au vu des conséquences tragiques de cette « prise de bec », l’opiniâtreté d’Antoine tend-t-elle à le rabaisser au rang de Xan et Lorenzo ? À l’instar de l’ouverture, reflet de la scène du meurtre d’Antoine, l’animalité piétine l’humanité. Là où les aloidatres maîtrisaient les chevaux avec sauvagerie, Xan et Lorenzo les imitent en domptant Antoine, coupant les ponts avec leur propre humanité. En harmonie avec son propos, le tout est stimulé par une partition musicale ancestrale aux sonorités primitives, entre percussions et subtiles notes de violon. 

As bestas 3

Thriller écolo sur fond de xénophobie

Le film est tiré d’un fait réel subvenu en 2015, qui opposait des locaux à des Hollandais en Espagne dans un conflit de voisinage. En émanent des thèmes sous-jacents dont le film s’est inspiré, parmi lesquels le terrorisme de proximité, et le « chacun chez soi ». Entre conte moral sur la xénophobie et lutte des classes, As Bestas offre une multitude de moyens de lecture de son propos au spectateur. D’ailleurs, la question de l’étranger qui gangrène nos sociétés est en suspens dès l’introduction : réduisant Antoine à « Le français« , Xan bafouerait à l’idée de prononcer son prénom. En revanche, Rodrigo Sorogoyen nous confronte à la réalité de l’arrogance française, par le biais de personnages émigrés persuadés de mieux travailler et aimer la terre que ceux qui y vivent depuis cinquante ans. On n’a jamais autant réalisé le sentiment de supériorité morale des français sur les espagnols, exalté ici par le gouffre qui sépare leur niveau social.

Dans l’œil des habitants de ce village de la province de Lugo, ces ex-professeurs aisés et instruits les envahissent de mépris, là où eux sont nés dans un climat vétuste et précaire. Aussi, leur projet de rénovation de bergeries délabrées fait craindre aux locaux une gentrification de leur quartier, au profit de classes favorisées à l’image d’Antoine et Olga. Finalement, ce qui aurait pu être un énième et vulgaire fait divers paru dans les journaux tourne en tragédie de lutte des classes, faisant monter la tension jusqu’à l’irréparable. Alors qu’Antoine et Olga fantasmaient sur la deuxième moitié de leur vie, bien décidés à travailler dur et participer au développement de l’économie locale, ils deviennent bientôt les moutons noirs du hameau. Ils ne sont hélas pas les bienvenus. Leur stricte opposition à une potentielle manne financière pour les locaux n’aura pour effet que d’intensifier l’oppression dont ils sont victimes.

Depuis plus de dix ans, les éoliennes s’imposent sur les horizons espagnols, représentant un sujet délicat pour les habitants des petits villages besogneux. Quoique rien ne les ait jamais réunis depuis que le couple a posé ses valises, ici leur obsession pour les éoliennes les écarte de toute possibilité de consensus. En toute logique avec son projet écolo, Antoine se dresse fermement contre leur implantation aux alentours. À l’inverse, la population locale s’en frottait déjà les mains. Prête à vendre ses terres pour sortir la tête de l’eau, celle-ci comptait bien s’en mettre plein les poches. Finalement, ces individus s’opposent sans une perspective moins culturelle qu’idéologique.

Dans le cadre d’un verre partagé, Antoine déploie une lettre d’amour pour la Galice, lui-même souvent filmé au plus proche de ces terres qu’il choie. S’il espérait signer l’armistice, ses propos font grimacer Xan qui considère injuste que son vote d’étranger compte autant que le sien, malgré ses cinquante ans d’errance dans la montagne. Leur prochaine rencontre sera la dernière. Quel patriotisme est légitime ? Celui du natif ou de l’expatrié qui prend soin de ces terres ? Qui en est l’officiel propriétaire ?

Rodrigo Sorogoyen a marqué notre année cinématographique avec son cinquième long-métrage. Retrouvez As Bestas dans le top 2022 de la rédaction PelliCulte.

Voir la bande-annonce :

Auteur/Autrice

Partager l'article :