“I THINK IT’S NICE THAT WE SHARE THE SAME SKY.”

« Et si vous ne pouviez voir qu’un seul film sorti en 2023 ? » Posez cette question à cent personnes dans la rue, vous aurez du The Fabelmans, du Babylon, Barbie, Oppenheimer, Killers of the Flower Moon, peut être The Killer pour les plus malins. Ce qui est sûr, c’est que vous aurez très peu d’Aftersun, Grand Prix au festival de Deauville 2022, premier long métrage de la très prometteuse Charlotte Wells, celle qui fait fondre et chavirer les cœurs. Cela serait dommage de rater ce film au cinéma, métrage discret qui trouve pourtant sa place parmi les plus grands. Fortement autobiographique, la réalisatrice décide de nous offrir une part de sa vie sur un plateau, une heure et quarante-deux minutes d’une histoire qu’elle connait par cœur… ou que justement, elle ne connait pas du tout… Parfois, la beauté se trouve dans la simplicité.

Sophie (le personnage de Charlotte Wells), se remémore un été passé avec son père vingt ans plus tôt. Les souvenirs sont flous, il ne reste de ces moments que l’enregistrement de leur caméra miniDV. Difficile de démêler le vrai du faux, de savoir ce que le regard d’un enfant a déformé, Sophie essaie de retrouver ce qu’elle n’a pas vu, comprendre ce qu’il s’est passé… Dans les images, on peut voir des accessoires se déplacer, disparaitre d’une scène à l’autre (je pense surtout au plâtre de Calum), comme si Sophie n’était pas capable de restituer l’intégralité de chaque scène dans sa mémoire. Aftersun n’est pas un film à twist, mais il mérite quand même d’être compris pour pouvoir pleinement l’apprécier (ou sinon – comme moi – il vous faudra deux visionnages pour tout saisir ; la grande majorité des spectateurs n’allant certainement pas revoir deux fois le même film au cinéma dans le simple but de mieux le comprendre, je me permets de dévoiler ici les éléments cachés de l’intrigue. C’est dans votre intérêt).

Ce qui choque d’abord dans Aftersun, est son absence complète de conflit. Un simple voyage de deux personnes qui s’aiment. Le film joue pourtant sur plein de signes qui aujourd’hui nous sautent aux yeux (Calum qui étale de la crème sur le dos de Sophie, une amitié un peu précipitée, une scène légèrement voyeuriste, etc). Et pourtant, rien… Tout se passe bien, de A à Z. Parce que dans la vraie vie, tout s’est bien passé. C’est la capacité qu’à le film à suggérer le drame qui fascine. À plusieurs reprise, on est embarqué dans une salle sombre, où l’on retrouve Sophie adulte, dansant avec son père sous des spots stroboscopiques. La scène est très peu lisible et dénote beaucoup au milieu de cet océan de calme.

« I CAN’T SEE MYSELF AT 40, TO BE HONEST. »

Aftersun est en fait une histoire sur la solitude filmée d’un point de vue extérieur. Il reprend le principe du film réalisé par Susumu Hani en 1972, The Morning Schedule, dans lequel deux adolescents essayaient de comprendre le suicide d’une jeune femme au travers des archives de sa caméra (vous avez donc maintenant compris le vrai drame qui habite Aftersun…). ” I found it funny to know that the human soul, even after it revealed all its secrets, still holds something mysterious that makes me want to know more” nous disait le film Japonais. Le personage principal d’Aftersun n’est ni Calum, ni Sophie, mais bel et bien le vide entre les deux personnages. Pendant l’intégralité du film, on voit un homme se battre contre sa dépression, en équilibre sur une corde raide. Rien n’est explicitement dit, seulement quelques bribes de son comportement nous arrivent, une manière très déstabilisante d’aborder un film : on voudrait s’identifier aux deux personnages, passer les vacances dans leurs peaux, vivre et comprendre leurs émotions. Ce qui est ici intéressant, c’est que le personnage de Calum nous est complètement interdit. Le spectateur cherche à cerner ce personnage pendant que Sophie vit sa vie d’enfant de douze ans, loin des mauvais sentiments. Les quelques scènes cinématographiquement déstabilisantes (dans le sens où l’on se demande ce que la réalisatrice essaie de nous montrer, notamment dans de très longs plans fixes où il ne se passe presque rien) sont les seuls indices concernant le mal être du père. Les discussions qu’elle tient avec lui résonnent toujours. Innocentes en surface et filmées avec banalités, on y retrouve très vite quelque chose de l’ordre de l’existentialisme que Sophie ne peut évidemment pas saisir. Le film s’attarde beaucoup sur des détails que le spectateur peut généralement retrouver dans sa propre vie, c’est ce qui rend le film vraisemblable – tout comme l’utilisation des images miniDV qui donne quelque chose d’organique, presque documentaire au récit. Sans oublier bien sûr ces scènes de joie, suspendues dans le temps : la danse, le polaroid sur la table, le bain de boue, tant de scènes en opposition directe avec le malaise sous-jacent.

Le suicide de Calum est pourtant visuellement présent. L’homme est souvent filmé face à une masse sombre et menaçante, comme si la mort était déjà là pour le saisir. Aftersun pourrait presque être résumé en une scène, celle où Calum retire son plâtre dans la salle de bain pendant que Sophie est assise dans le salon. La caméra se place pile sur l’angle du mur de manière à ce que l’on voit les deux personnages en même temps, bien qu’eux ne se voient pas. A droite, Calum se blesse et se met à saigner, mais reste silencieux, pendant que Sophie continue de parler innocemment. Tout le film s’articule autour d’un homme ne voulant pas partager ses douleurs. En résulte des scènes où les personnages ne disent pas ce qu’ils pensent, orientant le film vers une constante suggestion des émotions, ce qui correspond finalement au plus haut niveau de cinéma possible.

Pareil pour le choix du needle drop de la réalisatrice (needle drop : quand on utilise une musique déjà existante, voir les films de Tarantino). Tender de Blur, mentionnant la nécessité d’aller de l’avant en s’appuyant sur le pouvoir de l’amour (« Come on come on come on, get through it, come on come on come on, love’s the greatest thing ») ou encore Under Pressure de Bowie et Queen, où le sens même de la chanson apparait dès son titre. Le malaise n’est jamais frontalement montré, mais Charlotte Wells utilise tout ce qu’elle peut pour nous le suggérer et ainsi nous faire comprendre le véritable propos de son film, le comble serait de regarder Aftersun sans en saisir le côté tragique. Parfois, l’amour ne suffit pas.

Aftersun est un film pudique et humble, qui montre simplement ce que beaucoup de réalisateurs aiment dramatiser. Charlotte Wells n’a pas peur de déstabiliser son spectateur, les performances de Paul Mescal et de Frankie Corio suffisent à nous maintenir en alerte. Le film est réalisé pour la beauté du geste, pour sa tranquillité et son regard sensible sur un sujet grave. Aftersun est une caresse qui poignarde. « Et si vous ne pouviez voir qu’un seul film sorti en 2023 ? » allez voir celui-ci.

Au cinéma le 1er février.

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