Souvent appelé « le cinéaste du beau », Wes Anderson est de ces réalisateurs américains à succès muni d’un esthétisme puissant. Avec aujourd’hui dix films à son actif, son art offre à son spectateur une expérience visuelle et sensorielle mémorable à l’humour décalé, qu’il est difficile d’oublier. Entre cadrage maniaque, décors enchanteurs, et personnages théâtraux…qui n’a jamais entendu parler de Wes Anderson ? Au-delà de son intérêt quasi obsessionnel pour les plans symétriques, Wes Anderson est un cinéaste mélancolique qui voue dans ses films une considération immense à la filiation, et aux conflits familiaux. Cela donne naissance à une filmographie que l’on peut qualifier d’autobiographique : une partie de la personnalité de Wes Anderson vient se loger dans chacun de ses personnages, souvent en manque d’affection paternelle ou familiale. Ainsi, le contexte domestique de ses films reflète sa propre enfance, le cinéaste ayant lui-même subi des rapports familiaux complexes, ouvrant au divorce de ses parents, qu’il a particulièrement mal vécu. Si Wes Anderson trouve ses inspirations dans son propre passé, il prend souvent plaisir à se laisser guider par l’art au sens large du terme : tableaux, chapitres, saynètes, écriture romanesque, théâtre, costumes, comédies musicales, cinéma japonais…l’œuvre de Wes Anderson baigne dans la dextérité culturelle. Le cinéaste est également très influencé par son équipe technique, grâce à laquelle il s’est approprié ce décalage visuel et narratif. Édifiant les fondations durables d’une réelle famille, il s’entoure régulièrement des mêmes acteurs, du même metteur en scène et des mêmes scénaristes dans le cadre de la réalisation de ses films.

Film après film, Wes Anderson a composé une œuvre visuelle unique en son genre, éblouissante de finesse et d’humour. Nous proposons ici une plongée dans son univers poétique, de ses plus grandes inspirations à ses rencontres avec ses acteurs fétiches.

Bottle Rocket : l'avènement d'une grande aventure cinématographique

Alors que Wes Anderson rêve de devenir réalisateur de cinéma, il croise la route d’Owen Wilson à l’université, avec qui il partage son amour pour le septième art. Pour le jeune Wes Anderson, cette rencontre se révèle déterminante. Avec leurs ambitions communes, les deux adolescents décident de réaliser un court-métrage, symbolisant l’avènement d’une grande aventure cinématographique : Bottle Rocket. Faute de moyens, Owen et Wes réalisent ce court-métrage de treize minutes en noir et blanc, et le tournent en seulement trois jours. Projeté lors du festival Sundance et plutôt bien accueilli par la critique de l’époque, Bottle Rocket rapporte un certain succès sans doute jamais anticipé par les deux adolescents. Cette petite victoire débouche alors sur le début d’une collaboration entre Wes Anderson et Columbia, lui offrant l’occasion de tourner un long-métrage adapté de ce court, déroulant la même histoire, mettant en scène les mêmes acteurs, cette fois-ci réalisé en couleurs. La version longue de Bottle Rocket verra le jour en 1996. C’est dans le cadre de l’adaptation de Bottle Rocket que Wes Anderson commence à s’entourer de personnes qui, désormais, ne le quitteront plus : parmi eux, les frères Owen et Luke Wilson, tantôt scénaristes, tantôt acteurs (parfois les deux !), ainsi que le directeur de la photographie Robert Yeoman. Celui à qui les films de Wes Anderson doivent cet authentique esthétique accompagnera le réalisateur jusqu’à The French Dispatch, son dernier film en date. À travers Bottle Rocket, Wes Anderson accorde déjà une importance non négligeable à l’écriture de ses personnages très théâtraux et aux projets assez tordus, incarnés par des acteurs qui deviendront humainement très chers à son cœur. Aussi prédomine cette idée de recherche d’un modèle amical ou familial caractérisée par l’absence de figure paternelle, thématique omniprésente dans le cinéma de Wes Anderson. Bien que mineur dans sa filmographie, Bottle Rocket dessine ainsi les contours de l’art de Wes Anderson avec netteté. Peu apprécié et distribué dans un nombre de salles limité, le long-métrage n’a pourtant pas remporté un succès aussi massif que sa version courte, ce que Wes Anderson a peiné à digérer.

Rushmore : chronique d'un adolescent surdoué

À l’aube des années 2000, Wes Anderson se relève de cet échec pour penser son deuxième film : Rushmore, toujours aux côtés de Owen Wilson. Déployant le parcours d’un adolescent très ambitieux mais pas du tout scolaire, Rushmore met en scène un personnage principal assez complexe, caricature du héros compétent, parfois tourné en ridicule. Wes Anderson a plusieurs fois laissé entendre que son personnage principal se présentait comme un miroir, car à l’image des suivants, Rushmore est une œuvre autobiographique qui posera les bases définitives de son œuvre. Interprétant la figure du modèle paternel, Bill Murray y effectue sa première collaboration avec Wes, signant le début d’une grande amitié entre les deux artistes, aujourd’hui inséparables. C’est donc à partir de Rushmore qu’émerge la volonté de Wes de créer une famille dans son équipe technique : avec Owen Wilson, Jason Schwartzmann, Bill Murray et bien d’autres, ils continuent de travailler ensemble aujourd’hui. Contrairement à Bottle Rocket, Rushmore semble avoir touché un public plus large, grâce à ses thématiques très abordées au cinéma.

La Famille Tenenbaum : une œuvre mélancolique teintée d'espoir

Dans la filmographie de Wes Anderson, il n’est aucun autre film qui cultive autant le déséquilibre familial que La Famille Tenenbaum, dont la thématique conjugale et domestique déborde jusqu’au titre. Avec un père comme principale cause du déséquilibre familial, le long-métrage déroule l’histoire d’enfants surdoués, dont la famille se déchire après le départ de leur père infidèle. Alors que les enfants ont déjà atteint l’âge adulte, cette famille se retrouve à nouveau à cause de leur père, ce qui contribue finalement à diviser chaque membre davantage. Wes Anderson construit alors un film assez sombre dans ses sujets abordés, l’un deux touchant même au suicide. Avec sa mise en scène calculée, le cinéaste enferme ses personnages dans des cadres particulièrement serrés, provoquant une sensation d’étouffement au spectateur. Ses plans soutiennent la distance qui semble s’éterniser entre parents et enfants. Réservant une importance croissante à l’écriture de ses rôles, il crée des personnages torturés, constamment animés par une envie de fuir les situations dans lesquelles ils se retrouvent plongés. Et pour la première fois, Wes Anderson assume un style de costume grotesque, coïncidant avec le caractère de ses personnages. Nommé aux oscars pour le meilleur scénario original, La Famille Tenenbaum remporte 71M de dollars, concluant à une assez bonne réussite. Là, Wes Anderson détient enfin tous les moyens pour réaliser le long-métrage qu’il a imaginé depuis quelque temps : La Vie Aquatique.

La Vie Aquatique : récit marginal d'un océanologue capricieux

Fasciné par les fonds marins alors qu’il était encore adolescent, Wes Anderson prenait plaisir à écrire de petites nouvelles sur un certain Steve Zissou, à partir desquelles se développera le scénario de La Vie Aquatique. En proposition de cinéma périlleuse, le quatrième long-métrage du cinéaste s’impose comme une œuvre assez originale, dont certains lui reprochent un côté très artificiel frôlant l’absurde. À travers La Vie Aquatique, Wes Anderson manifeste sa volonté de briser les codes : le réalisateur transgresse radicalement la règle de l’immersion si chère au cinéma hollywoodien, notamment en filmant le bateau de l’océanologue dans un studio de manière tout à fait assumée. Entièrement fabriqués, les animaux sont filmés en stop motion, technique que réutiliseront Wes Anderson et son metteur en scène dans le cadre de leurs deux films d’animation. Ainsi, Wes Anderson semble avoir l’intention de faire prévaloir les émotions des personnages et les liens humains sur les décors : l’imaginaire doit prendre le dessus. Bien que l’aspect caricatural du film soit tout à fait réfléchi et appréhendé, La Vie Aquatique figure parmi les œuvres de Wes Anderson les moins appréciées. Son esthétique atypique laisse en effet une grande partie de son public en dehors, alors que d’autres se prennent d’affection pour la signature visuelle peu commune du réalisateur, déjà obnubilé par la symétrie de ses plans. Dans la Vie Aquatique, l’exploitation de la thématique de l’absence de figure paternelle est poussée à son acmé. Dans les premières minutes du film, Steve Zissou (interprété par Bill Murray), découvre l’existence de son fils (interprété par Owen Wilson), alors que celui-ci est déjà adulte. Wes Anderson y dépeint alors un contraste profond entre père et fils : Steve Zissou se comporte comme un enfant gâté au caractère capricieux très caricatural, face à un fils calme, mûr et sérieux. Pour la première fois et de manière aussi significative dans le cinéma de Wes Anderson, on assiste à une inversion des rôles parents/enfants : les conflits perdurent à cause du comportement puéril des adultes, et pas l’inverse. Cette thématique sera traitée à nouveau dans Moonrise Kingdom, sorti en 2014.

The Darjeeling Limited : le film deuil de Wes Anderson

Plus intimiste et ambitieux, À Bord du Darjeeling Limited entraîne trois frères au cœur d’un voyage spirituel à travers l’Inde, afin de faire le deuil du décès de leur père. Au cours de ce périple, les trois frères se déchirent, tandis que l’un d’eux, interprété par Adrien Brody, ne se sent pas à l’aise avec son futur rôle de père. Mouvementé par les conflits familiaux, À Bord du Darjeeling Limited détient tout d’un film andersonien et révèle un certain nombre de métaphores  : les trois frères se démènent pour se débarrasser de leurs valises, qui symboliquement évoquent le deuil, fardeau qui les empêche d’aller de l’avant, de prendre le prochain train. Bien que The Darjeeling Limited ne soit pas son film le plus apprécié, il reste particulièrement intéressant à aborder dans le cadre de l’analyse de sa filmographie. En tant que film deuil, il fait office de transition entre la partie très autobiographique de son œuvre et la suite, qui s’affranchit un peu plus des thématiques que le cinéaste a su traiter en long, en large et en travers. Quand bien même la famille demeure très centrale dans son art, Wes Anderson renonce à ce sujet comme âme de ses films, ouvrant son regard à d’autres thématiques. Visuellement, À Bord du Darjeeling Limited noue davantage avec des plans très symétriques dont émane un souci du détail, offrant un film sublime et étincelant de couleurs pastels.

Fantastic Mr Fox : une adaptation en stop motion

Lorsqu’on lui offre l’un de ses romans, Wes Anderson se prend très jeune d’admiration pour Roald Dahl, auteur de Fantastic Mr Fox. En 2010, Wes Anderson décide d’en faire une adaptation cinématographique, franchissant un cap dans son esthétisme afin d’accoucher de son premier film d’animation en stop motion. Si ce n’est pas lui qui était en charge de l’écriture du scénario, il est clair que celui-ci s’est amusé avec son metteur en scène dans la conception de ce film. Des couleurs ocres de ses paysages, à la fabrication de ses personnages, le cinéaste peut tout contrôler. En tournage très marginal,  le doublage a été fait dans une ferme pour l’immersion et les bruits d’ambiance, et le film tourné dans l’appartement de Wes à Paris, lors duquel le travail des animateurs sur le stop motion fut absolument titanesque. Fantastic Mr Fox obtint un immense succès critique et reçoit le cristal à Annecy. Il est également nommé dans plusieurs catégories aux Oscars, parmi lesquelles le Meilleur film d’animation.

Moonrise Kingdom : les enfants à la merci des balivernes adultes

Deuxième plus gros succès de Wes Anderson derrière The Grand Budapest Hotel, Moonrise Kingdom raconte la douce histoire de deux enfants, magnifiquement joués, qui rencontrent l’amour pour la première fois, et clouent un pacte pour s’enfuir. Sorti en 2014 et présenté au festival de Cannes, Moonrise Kingdom n’échappe pas non plus aux thématiques andersonniennes : les enfants y subissent des querelles familiales déclenchées par les enfantillages des adultes. L’un est orphelin, l’autre vit au cœur des conflits entre ses parents liés à l’infidélité de sa mère : ce chaos conjugal et l’affection qu’ils se portent mutuellement les encourage ainsi à organiser une fugue nocturne. Comme Steve Zissou dans la vie aquatique, l’adulte se tourne en ridicule, il demeure instable et capricieux face à des enfants débrouillards, se montrant plus mûrs que leurs parents. Plus que jamais chez Wes Anderson, les personnalités s’inversent entre enfants et adultes. Côté mise en scène, le résultat est superbe : les costumes s’accordent avec la personnalité des personnages, les plans intensifient le déséquilibre des relations parents-enfants, et la caméra cadre maladivement ses plans, brisant encore la règle de l’immersion. Costumes, symétrie, mise en scène délicieuse, musique exaltante… tout est voulu. Malgré une réalisation millimétrée et des acteurs au rendez-vous, cela n’a pas toujours satisfait son public, qui a souvent reproché à Moonrise Kingdom un scénario prosaïque, peu risqué. Contre toute attente, Moonrise Kingdom concourrait pour l’Oscar du Meilleur scénario.

The Grand Budapest Hotel : le joyau de la filmographie de Wes Anderson

D’une élégance et d’une rigueur absolue, The Grand Budapest incarne indéniablement le plus gros succès de Wes Anderson. En miniaturiste esthète, le cinéaste recycle des morceaux de ses sept précédentes œuvres pour donner vie à une fresque étonnante d’ambition et d’harmonie, soutenue par un soin catégorique dans le cadrage de ses plans. Qu’ils soient filmés en studio comme en extérieur, les lieux où se déroule l’action, entre hôtel et pans de montagnes enneigées, semblent provenir tout droit d’un rêve. Aussi, Wes Anderson vêtit ses acteurs de costumes violets et roses, dotés d’un charme et d’une somptuosité encore jamais atteints dans ses films. Offrant une mise en scène débordante de générosité, The Grand Budapest s’aventure dans tous les genres cinématographiques, accompagnés de la musique presque féérique du compositeur Alexandre Desplat, décoré de l’Oscar de la Meilleure musique. Action, romance, histoire, comédie… Wes Anderson ne se pose pas de questions, et s’entoure d’un casting quatre étoiles qui joue sa partition avec humour et légèreté. Nonobstant, s’il est novateur, il est essentiel d’affirmer que The Grand Budapest ne dénoue pas complètement avec le sujet des conflits familiaux : ici, le personnage de Ralph Fiennes prend la position d’une figure paternelle pour celui qu’il nomme affectueusement son Lobby Boy, orphelin et garçon d’étage qu’il prend sous son aile. Il est ainsi question de recherche de figure parentale, de trouver une famille lorsque nous n’en avons pas. The Grand Budapest reçoit quatre oscars et bien d’autres récompenses, symbolisant l’excellence et la noblesse dont fait preuve le film.

L'Île aux chiens : l'épopée animée d'un orphelin japonais

En 2018, Wes Anderson et son metteur en scène élaborent leur deuxième film d’animation entouré d’une grande attente, au vu du succès grandissant du cinéaste. Très inspiré du cinéma japonais si précieux à ses yeux, L’île aux chiens s’appuie continuellement sur les rapports à la famille, à l’instar des précédents films : le personnage principal orphelin voit en ses nouveaux amis un caractère très fraternel et protecteur et s’entoure ainsi d’une nouvelle famille à mesure que le film avance. Si l’Île aux chiens possède une qualité incontestable, c’est bien sa réalisation. D’un travail colossal sur le stop motion, à un scénario atypique, l’Île aux chiens fait pourtant partie de ces films souvent mis de côté dans l’œuvre de Wes Anderson. Malgré une déception générale lorsqu’il fut révélé aux yeux du public, le neuvième film de Wes Anderson triomphe lors de la cérémonie des Oscars de 2019 : il est notamment couronné de l’Oscar du Meilleur film d’animation et de la Meilleure musique, récompensant à nouveau Alexandre Desplat pour ses mélodies si singulières.

The French Dispatch : une lettre d'amour au journalisme

Présenté lors de la 74ème édition du festival de Cannes, il était de ces films les plus anticipés de l’année précédente. Porté par un casting XXL et doté d’une mise en scène cynique, The French Dispatch a tout pour séduire les admirateurs du cinéma de Wes Anderson. Le film se veut être un réel feu d’artifice de par son jeu avec les couleurs et sa maîtrise technique qui nous en met plein les yeux pendant 1h43. Se mariant parfaitement avec le style rare du réalisateur, l’amour que Wes Anderson porte à la France est généreusement retranscrit à l’écran. Ici, Wes Anderson porte la symétrie de ses plans et son cadrage rigoureux à son paroxysme. En tant qu’hommage au journalisme, The French Dispatch déroule une histoire originale et minutieusement racontée, bien que sujette à perdre son spectateur par sa complexité et une grande diversité de personnages, ce qui a nettement contribué à diviser son public. Puisant ses inspirations dans l’art du théâtre, Wes Anderson construit son film en plusieurs actes, chacun intimement lié aux petites histoires publiées dans le journal The French Dispatch. Après The Grand Budapest, il y réussit un mélange des genres burlesque, de la romance à l’action, souvent cocasse à regarder. The French Dispatch se détache un peu plus des thématiques très abordées dans le cinéma de Wes Anderson, et s’essaye à une structure narrative décalée.

Néanmoins, ce long-métrage éveille un sentiment de doute chez son public : bien qu’il sache indéniablement évoluer, Wes Anderson aurait-il finalement fait le tour de son art ? Son esthétisme pourtant inégalable deviendrait-il redondant ? Serait-il temps d’explorer d’autres horizons narratifs et visuels ? Son prochain film prévu, Asteroid City, avec à la clé un casting déjà grandiose, servira sans doute de réplique à cette perplexité planante.

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