A surgeon never kills a patient. An anaesthesiologist can kill a patient, but a surgeon never can
Steven Murphy
The Killing Of A Sacred Deer – Mise à mort du cerf sacré en VF – est un film hybride, frôlant l’irrationnel par son scénario – ou du moins l’invraisemblable – et plongeant le spectateur dans une descente aux Enfers familiale et douloureuse. Faisant particulièrement appel à la suspension consentie d’incrédulité du public, autrement dit : allez-vous accepter que cette histoire puisse être plausible ou non, ce film jongle entre drame rationnel et enchantement maléfique. Et c’est bien là tout le charme du cinéma de Yorgos Lanthimos.
LE RÉALISATEUR ET SON UNIVERS : WEIRD GREEK NEW WAVE
Pour mieux comprendre The Killing Of A Sacred Deer, il est plus judicieux de commencer par s’intéresser à son réalisateur : Yorgos Lanthimos. Connu pour flirter entre le vraisemblable et l’invraisemblable, il crée un univers complexe sans apporter de réelles explications « du pourquoi du comment ». Ainsi, il peut être difficile d’accrocher à la vision donnée dans les films de Yorgos Lanthimos puisqu’il n’y aura finalement pas de réponses à toutes les questions du spectateur, rappelant le schéma de la série Twin Peaks de David Lynch où les incertitudes planent encore, 30 ans après sa création.Yorgos Lanthimos fait partie de la « Weird Greek New Wave » – lui-même grec – : un mouvement cinématographique qui s’inspire du chaos sociétal qu’a connu la Grèce en 2009, impactant la population totale d’un point de vue essentiellement économique, plongeant le pays dans l’une de ses plus importantes crises. Le mot « weird » fait référence à l’étrangeté des personnages dans ces films et/ou au scénario « peu conventionnel » que le réalisateur nous propose. En effet, les propos de ces films de la « Weird Greek New Wave » reflètent une société en souffrance, des instabilités ou des troubles chez les personnages. Ainsi, on retrouve souvent des sujets tels que la famille, les relations humaines, l’oppression et la liberté. Un schéma visible dans The Killing Of A Sacred Deer.
L'INtRIGUE : UNE VÉRITABLE TRAGÉDIE GRECQUE
The Killing Of A Sacred Deer s’inscrit donc dans cette « Weird Greek New Wave » dont l’intrigue est aussi sombre et complexe que sa mise en scène. En présentant une famille modèle à qui tout réussi : métiers enrichissants, enfants intelligents et en bonne santé, couple solide, biens prestigieux et place élevée et influente en société, Yorgos Lanthimos a voulu montrer la chute de cet idéal familial au travers d’une épreuve éprouvante et cruelle. – comme un écho à la situation paradisiaque et de façade qu’a connue son pays, la Grèce, avant de sombrer lourdement dans les dettes et dans une crise sociale et économique sans précédent -.
L’intelligence de ce réalisateur grec apparaît dans sa manière d’amener progressivement l’anormalité au sein du film et de la famille. En effet, il instaure dès le début, par la musique notamment, une ambiance dramatique mais surtout bizarre et malsaine. Les relations entre les personnages, leur manière d’exprimer leurs sentiments, passent par des comportements proches de la distanciation (la manière dont le couple fait l’amour), extrêmement froids (les discussions avec les enfants) : comble pour un chirurgien cardiaque que de paraître sans cœur et sans émotion.
He should have come out of that surgery alive, but he died.
MARTIN À STEVEN
Ainsi, l’intrigue de The Killing Of A Sacred Deer réside plus dans la perdition des membres de la famille, dans leur changement de comportement – révélant parfois des actes d’amour – que dans la finalité tragique qui les attend. On fait alors face à une destruction familiale, véritable tenseur psychologique prenant à la gorge du spectateur. Et cette intrigue n’est autre que la mise en image de la catharsis, cette purification de l’âme, parfois violente, permettant de se libérer de traumatismes et de tensions psychiques refoulés – à ne pas confondre avec la catharsis théâtrale dont parle Aristote -. The Killing Of Sacred Deer offre alors une représentation concrète de cette catharsis : soigner le mal par le mal. Ainsi, pour rendre justice à la mort accidentelle du père de Martin, un patient, le dr. Steven Murphy doit perdre l’un des membres de sa famille (Anna, Kim ou Bob) mais surtout, il doit le tuer de ses propres mains comme il a malencontreusement tué son patient. L’impensable est alors représenté comme un juste retour des choses, un équilibre à retrouver pour que la vie reprenne normalement. Évidemment, pour sauver le reste de sa famille en perdition, M. Murphy va commettre l’irréparable, après avoir tenté de déjouer sa destiné, et sacrifier un « cerf sacré » et innocent.
Les inspirations grecques ne s’arrêtent pas à cette comparaison possible entre le chaos familial des Murphys et le chaos societal de la Grèce puisque le titre du film The Killing Of A Sacred Deer et même l’entièreté de son scénario sont inspirés d’une tragédie grecque nommée Iphigénie à Aulis d’Euridipe.
Dans la pièce de théâtre, le roi Agamemnon ayant offensé la déesse Artémis, se voit bloqué avec sa flotte sur la mer Égée et ne peut repartir qu’une fois l’oracle réalisé. Ainsi, l’oracle présenté par Calchas, réclame qu’un membre de la famille d’Agamemnon, sa fille Iphigénie, soit sacrifiée pour qu’un juste retour des choses soit fait. Afin de protéger son peuple et de pouvoir combattre, Agamemnon accepte et donne sa fille pour que la « malédiction » s’arrête et que les vents reprennent. Cependant, Artémis, alors apaisée, remplace Iphigénie par une biche au moment du sacrifice.
Ainsi, The Killing Of A Sacred Deer reprend ce mythe du sacrifice. Suite à une faute, semblable à l’offense d’Agamemnon, Steven doit faire face à une « malédiction », rapportée par Martin, qui touchera sa famille : un mystère semblable à l’oracle chez Euripide. Martin prend alors le rôle de Calchas. Ainsi, c’est pour sauver le reste de sa famille – et non sa nation comme dans la tragédie – que Steven va sacrifier l’un de ses proches.
Par conséquent, The Killing Of A Sacred Deer n’est autre que l’adaptation contemporaine de Iphigénie à Aulis où la mise à mort d’un être innocent est inévitable : le sacrifice « d’un cerf sacré », d’un être pur.
L'ESTHÉTIQUE : DONNER DU SENS À L'IMPACT VISUEL
Dans The Killing Of A Sacred Deer, Yorgos Lanthimos assume un esthétisme marqué et des images fortes, que ce soit dans leur sens ou dans leur composition. Dès les premières secondes, la portée symbolique mais également primaire de l’esthétique de Lanthimos transperce l’écran au travers de ce plan sur une opération à cœur ouvert. Impacter le regard et l’esprit semble être le crédo du réalisateur pour ce film dramatique.
Pour mieux comprendre cette esthétique complexe, jouant sur la forme et le fond et donc perceptible en deux temps, il est plus judicieux de s’arrêter sur certaines séquences qui caractérisent l’identité de mise en scène voulue par le réalisateur. The Killing Of A Sacred Deer traite du sujet de la perdition familiale, véritable destruction et déstructuration de l’image de la famille parfaite entrainée vers une destinée tragique. Comment retranscrire ce sentiment de chute en Enfer et de désespoir ? Pour Yorgos Lanthimos, tout se passe dans les couloirs, les transitions physiques d’une scène à l’autre, en suivant un personnage. On remarque que chaque individu tourne le dos à la caméra et s’enfonce dans le couloir, lentement grâce à un travelling avant : les personnages s’enfoncent littéralement vers les Enfers.
Cette symbolique de chute dans les Enfers est parfaitement retranscrite dans la scène de l’escalator. Après son rendez-vous avec un médecin, Bob et sa mère prennent un escalator pour descendre l’étage. Ce plan large, en plongée, surplombe la scène et place le spectateur comme un voyeur hors pair, presque comme un dieu. Ainsi, il peut les voir descendre lentement vers le dernier palier et assister à la chute « littérale » de Bob – dans les Enfers – . Cette scène, à elle seule, représente toute l’intelligence de Yorgos Lanthimos dans son utilisation du fond et de la forme pour marquer le spectateur. D’abord frappé par le visuel impressionnant et l’angle de vue étonnant, le spectateur est ensuite happé par le symbole fort de cette descente vers le mal qui s’opère chez cette famille.
Tandis que son frère chute dans les Enfers, Kim est représentée à l’écran sous un grand chêne. Symbole de longévité et de force (physique et morale), l’associer à la jeune femme dans un plan dévoilant sa grandeur et sa majesté permet d’en interpréter un dénouement « heureux » pour Kim dans ce film. Ainsi, le frère et la sœur entrent en opposition dès la première partie du film dans des plans tous les deux impactant visuellement mais dont la symbolique traduit deux messages bien différents. Sont-ils prémonitoires ? Annoncent-ils déjà la finalité du film ? À vous de le découvrir.
Il n’est pas difficile d’affirmer que ce film est beau. Étant un drame psychologique doté d’une part d’ombre et d’éléments sinistres, il était possible de s’attendre à les retrouver dans la mise en scène mais bien au contraire, Yorgos Lanthimos propose de s’aventurer dans la beauté de la clarté et dans sa froideur. Ainsi, il crée un écrin de pureté pour renforcer la présence des personnages et de leur mal-être, pour les faire ressortir à l’écran.
Cette beauté alors énormément présente, participe cependant à cette certaine étrangeté qui se retrouve dans l’intrigue du film. Tout est parfait, épuré, clair… peut-être trop parfait, trop épuré, trop clair pour ne pas en être suspect et sans aucun doute intimidant.
Do you understand? It’s metaphorical. My example, it’s a metaphor. I mean, it’s uh… it’s symbolic.
MARTIN À STEVEN
Le SON : OUTIL ET ACTEUR
La musique dans The Killing Of A Sacred Deer, composée par Sofiya Gubaydulina, a un rôle important mais surtout plusieurs singularités. En effet, on remarque assez rapidement que les soundtracks de ce film ne sont pas très diversifiés et surtout que chaque thème se raccroche à une situation ou à un personnage. Ainsi grâce à la musique, il est possible d’anticiper l’arrivée de certains personnages, notamment Martin dont le thème est le plus reconnaissable et qui se retrouve même lorsqu’il n’est pas présent physiquement mais où les évènements se ramènent à lui. Toujours dans cette envie de mystification, d’étrangeté et de perdition de l’âme voulue par le réalisateur, la musique est parfois dissonante, dure à l’écoute voire dérangeante notamment grâce à des notes de violons aiguës et stridentes ou à une cacophonie sonore oppressante.
La musique a une ligne directrice grave et sombre accompagnant des scènes anodines et ainsi les emmenant à un autre niveau d’appréciation et de compréhension : la musique construit les intentions du réalisateur et indique pleinement les sous-entendus profonds et lourds qu’une scène de prime abord banale ou légère renferme, telle que la scène de la promenade sur le quai entre Martin et Steven. Ils ne font que se promener en mangeant une glace et pourtant la musique rythme une ambiance tendue.
Le caractère de la musique ne se distingue pas comme étant extradiégétique – les personnages ne l’entendent pas – ou intradiégétique – les personnages l’entendent – mais en jouant à la frontière entre ces deux aspects. Il est même possible de dire que la musique se trouve à l’intérieur des esprits des personnages et traduit leurs sentiments et leurs pensées. Véritable écho de leur état psychologique, elle exprime les émotions qui traversent les personnages, qui ne les montrent pas ouvertement (ou alors très rarement) et ainsi, la musique n’est pas réduite à un simple accompagnement d’images mais est un réel objet de dialogues et d’interactivité avec l’action elle-même. Elle prend notamment tout son sens dans la séquence où le petit Bob est en consultation après sa première crise et que son père est à côté de lui. M. Murphy écoute le médecin mais cette musique vient d’abord plomber l’ambiance pour ensuite la surplomber et avaler les répliques du personnage médical. Ce sentiment qu’il s’agit des pensées et de l’esprit du père se confirme quand le plan sonore le plus important se retrouve en confrontation avec le plan serré sur le père (plus particulièrement sur son visage) : la musique est donc le reflet et même la projection de l’esprit du père. Cependant, elle reste tout de même extradiégétique puisque bien qu’elle empiète sur les dialogues et l’action (ainsi flirtant avec l’intradiégétique), il n’est pas certain qu’elle soit audible des personnages. Une ambigueté qui se confirme dans les scènes précédentes où elle était déjà présente sans entacher les dialogues des intervenants face au père.
LE PERSONNAGE DE MARTIN : MÉCHANT MALGRÉ lui ?
Martin est un personnage complexe dont le développement dans le film est le squelette de l’intrigue principale. Loin d’être le personnage le plus visible à l’écran, il est cependant certain que son influence et son importance font de lui un être toujours présent dans l’esprit des autres personnages et du spectateur. Ainsi, sa non-présence physique n’entache pas son contrôle indiscutable sur les comportements de la famille et sur l’évolution même du film. Présenté comme un adolescent lambda dont les relations amicales et familiales sont maladroites, Martin n’en reste pas moins énigmatique et légèrement dérangeant voire inquiétant, un sentiment renforcé par son thème musical peu accueillant. Son visage d’ange et sa naïveté instaurent de l’empathie et un regard bienveillant de la part du spectateur : un stratagème intelligent puisqu’au fur et à mesure du film, un sentiment d’étrangeté et de méfiance vient percuter la première impression faite. Ainsi, c’est un conflit qui s’opère autour de ce personnage.
Martin : I wanted to say one more thing, I’m really sorry about Bob.
Steven : It’s nothing serious.
Martin : No, it is. They will all get sick and die. Bob will die, Kim will die, your wife will die, understand?
Sa construction est progressive tout comme son intensité qui le font évoluer vers l’archétype du méchant mais Yorgos Lanthimos ajoute une nuance qui laisse le doute au spectateur : Martin n’a rien fait. Simple messager de cette malédiction, il semble pourtant avoir une réelle emprise malsaine sur la famille, notamment auprès de Kim qui change de comportement suite à son passage. Ainsi, Martin est un personnage pivot, proche d’un parasite qui s’immisce au sein de la famille. Il est acteur et voyeur de la descente aux Enfers des Murphys et pourtant, il est impossible de le rattacher à la figure du méchant pur et dur. Alors, est-il un méchant malgré lui ? Peut-être. Joue-t-il de cette malédiction pour son bien ? Sûrement. De cette construction complexe et ambigüe entre victime et méchant, le personnage de Martin en ressort le plus intéressant mais également le plus compliqué à comprendre dans ce film. Il n’est autre que l’essence même de la « Weird Greek New Wave » avec son côté « peu conventionnel » et « étrange ».
The Killing Of A Sacred Deer est une version contemporaine du mythe du sacrifice, dans lequel le réalisateur a gardé une patte « Weird Greek New Wave » afin d’illustrer, tant par la symbolique que par l’esthétique pure, la perdition d’une famille « parfaite ». Le point fort de ce film reste sans aucun doute son usage innovant de la musique. Yorgos Lanthimos offre ici – avec justesse et poésie – une représentation du dilemme, commun, dans une certaine mesure, à chaque être humain.
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