De retour après une absence de six ans, le génial Shinya Tsukamoto revient en force avec L’Ombre du feu cette année, dans nos salles le 1er Mai. On a pu le voir avant tout le monde, voici notre avis sur le petit dernier d’un véritable auteur punk !

Juste après la Seconde Guerre mondiale, une jeune femme survit seule dans son logement. Elle attend que les choses se tassent. Lorsqu’un orphelin franchit le pas de sa porte, leur vie va changer à jamais. Horreurs de la guerre et traumatismes en tout genre sont au programme.

burning paradise

C’est un film difficile, brute et sans détour, qui raconte le destin croisés d’individus au lendemain de la guerre dans un japon démoli. Le tout est perçu par les yeux d’un très jeune enfant. Le choc passé, on trouve beaucoup plus de poésie que prévu, et c’est évidemment fort intéressant à analyser !

Par bien des aspects, le Japon est revenu sur ses exactions militaires de nombreuses fois à travers son cinéma. Très tôt, dès sa Nouvelle Vague des années 60, des auteurs ont montré au monde qu’il y avait une nette séparation entre les décisions passées de leur empire et son peuple. On pense notamment à Masaki Kobayashi et La Condition de l’Homme (1959-1961). Mais des incontournables comme Merry Christmas Mr Lawrence (1983) de Nagisa Oshima ou Feux dans la plaine (1959) de Kon Ishikawa démontrent une multitude de critiques et de pensées acerbes sur le sujet. Ce dernier a d’ailleurs été adapté par Tsukamoto lui-même, ce qui n’est certainement pas un hasard.

Des yeux d'enfant © Carlotta

Mecanik monster

Mais qui est ce Shinya Tsukamoto ?

Pour ceux qui n’auraient pas suivi sa formidable carrière, il s’agit d’un des maîtres dans le genre de l’inclassable underground japonais. Ayant débuté dans le DIY (Do It Yourself) à très petit budget, Tsukamoto connaît son premier succès international avec la révélation Tetsuo – The Iron Man en 1989. OVNI halluciné, fiévreux et dérangeant, ce titre expérimental malmène le spectateur par ses images choc, son montage proche de l’agression visuelle et ses bruitages / musique assourdissants. Tsukamoto cherche à brusquer, à secouer, par tous les moyens possibles.

Loin, très loin de s’accrocher à une patte visuelle ou un style particulier, ce touche-à-tout va s’essayer à quasiment tous les postes sur ses tournages, passant souvent devant la caméra, comme une obstination de tout pouvoir gérer, une boulimie artistique. Cette frénésie le mène à questionner le rapport à la chair dans la grande première partie de sa filmographie, notamment le sujet de la douleur et des mutilations corporelles, comment se sentir en vie et proche de la mort. Celle-ci est en quelque sorte l’outil nécessaire à l’individu pour se dépasser, se sentir en vie. Connu pour ses incursions dans le genre du body horror, Tsukamoto va à plusieurs reprises travailler l’épouvante, avec son approche du corps, de l’intellect et du sensoriel. C’est le cas du voyeurisme et de la libération sexuelle avec A Snake of june (2002), du deuil avec Vital (2004), de la perception du réel avec Kotoko (2011) ou encore de l’héritage même de la force exercée par les Samouraïs dans le crépusculaire Killing (2018).

Mais c’est surtout pour sa trilogie dite « Tokyoïte » des années 90 que Tsukamoto atteint le sommet de son art. C’est en effet Tokyo Fist (1995) et Bullet Ballet (1998) qui maintiennent dans nos esprits cet auteur qui, embourbé dans une ville qui voit ses habitants se déshumaniser, met en image comme jamais auparavant la solitude, la frustration, la rage d’une nation plus antisociale que jamais. On vous invite à découvrir ses films avec joie !

shadow of fire
"on va y arriver" qu'elle dit...© Carlotta

shadow of fire

Ce petit dernier donc, Shadow of fire, s’inscrit dans la lignée des dernières œuvres de Tsukamoto. Loin des expérimentations premières, des corps mutilés ou du fantastique, on est ici plongés dans un réalisme froid et pesant, à l’image de son Feux dans la plaine ou Killing. Ici, Tsukamoto pose son regard (puis le nôtre) sur les laissés-pour-compte, ces trop faibles pour survivre, ces enfants, femmes malades, estropiés de guerre qui errent au lendemain du conflit. Ce pays en agonie qu’on s’attend à voir, on le perçoit seulement. Quasi huit-clos, le métrage construit sa tension autour des relations très fragiles entre personnages, de leur instabilité mentale et la précarité de leur survie.

Alors qu’il dévoile son vrai visage, le film prend une autre tournure : celle de la fable, qui voit le personnage du petit garçon devenir central au récit. Ce monde incompréhensible, à la limite du documentaire vérité non commenté, on ne le comprend presque pas, tout comme l’enfant. C’est en laissant sa caméra dans des recoins perdus, dissimulés, que Tsukamoto parvient à capturer l’étrange et l’horrible : par la fenêtre d’une maison cachée, un fou. Par l’après dialogue d’une scène en pleine nuit, l’enfant observe son interlocuteur qui se pense seul. Le film est jonché de moments suspendus, entre scènes difficiles, et c’est une des marques de fabrique de Tsukamoto.

Et son histoire, c’est bien celle de cet enfant, de cette innocence qu’il représente. Comment peut-elle survivre par elle-même ? Croire qu’il est possible d’en sortir malgré tout ce dont il est témoin ? L’enfant n’en a pas conscience, mais les thèmes forts qu’il symbolise sont vitaux à notre humanité, caractérisée par son dédoublement infini de bonté et d’animosité. Tout peut vriller en un instant. On dissimule ses véritables pensées, on en détourne le sens. De ces non-dits, Tsukamoto va parvenir à crier sa vérité, celle partagée par ces pauvres êtres ensevelis de fumée : ils existent…et ça fait mal.

Shadow of fire s’inscrit dans la continuité toujours sans faille de la filmographie de son auteur, un Tsukamoto résolument digne de confiance sur tous ses projets. Fable noire des abandonnés, le film nous rappelle la douleur du silence, celle qui ronge les civils durant les conflits. Ce sont eux, qui se meurent dans les ombres des flammes.

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