Ayant reçu à la fois le Grand Prix du Jury à la Mostra de Venise et le César du meilleur premier film, le long-métrage de Alice Diop a tout de suite de quoi intriguer. Et puis, il y a cette affiche, un tableau, une image forte qui révèle beaucoup sans ne rien dire. Elle illustre parfaitement l’intelligence et l’ambiguïté de cette œuvre tout en arrivant à capter l’attention de tout cinéphile qui passerait devant. À la première découverte, cette interpellation rejoint la puissance d’un véritable regard caméra. Détourné certes mais même effet : le spectateur est interpellé sans s’en rendre compte. Retour sur un film aussi unique qu’insaisissable, qui possède ce que peu d’œuvres ont : une intimité à la fois très personnelle, mais résonnant en même temps de manière universelle.

Ce qui marque de prime abord dans Saint Omer, c’est sa mise en scène contemplative encourageant à la fois une certaine lenteur des plans ainsi qu’un montage qui sait prendre son temps, procurant au spectateur tout un espace de réflexion. La caméra, elle, reste statique mais impressionne par ses cadres composés et ses bords indélébiles, impénétrables, renvoyant à l’enfermement des personnages dans leur psyché tout en rappelant subtilement les barrières séparant leurs façons de penser. Coincés dans leur condition, ils appartiennent à une société et une justice qui les étouffe pour mieux leur laisser la place de s’exprimer et de ressentir dans d’étonnantes scènes intimes. Paradoxalement, ce cadre représente aussi une intelligente ouverture, convoquant un hors-champ énorme, universel, et donc passionnant.

Kayije Kagame dans Saint Omer
Kayije Kagame dans Saint Omer (Alice Diop, 2022)

Au niveau de l’écriture, la structure narrative peut autant déconcerter que surprendre. Elle tisse un lien subtil entre deux lignes narratives afin de livrer un propos général sur la différence entre les cultures, et la solitude qui peut en résulter. Ce qui est particulièrement appréciable, et encore plus aujourd’hui, c’est la place laissée à l’implicite. En effet, rien n’est proprement expliqué ni sur-représenté. Pourtant, la réalisatrice Alice Diop parvient à interroger d’une façon personnelle plusieurs thématiques comme la maternité ou la déraison. Faisant du film une œuvre plus spirituelle qu’explicative, ce qui est pourtant normalement associé aux films de procès. Cette intention donne à ce premier long-métrage un ton très particulier qui peut autant intéresser qu’ennuyer le spectateur. Plus étonnant encore, Alice Diop frappe véritablement fort lorsqu’elle arrive à détourner son spectateur d’un quelconque jugement vis-à-vis de l’acte du personnage principal pour, au contraire, dresser une relation entre toutes les femmes de son film sans qu’elles aient eu de réelles interactions. Un tour de force aussi déconcertant qu’émouvant.

Enfin, il est essentiel de revenir sur cette musique hypnotisante accompagnant les images fortes de Saint Omer. Composée d’un chœur de voix de femmes chantant un même thème envoutant, elle intervient dans des moments insoupçonnés ou des creux dans le récit qui viennent contaminer le réel, le dépassant pour justement mieux en parler. La réalisatrice joue avec le genre du fantastique en le mélangeant à notre quotidien, faisant intervenir un autre espace plus onirique dont le pont est symbolisé par des souvenirs. Il est toujours ardu de pouvoir maîtriser ce lien entre les genres, encore plus lorsqu’il est mis au profit du récit, mais Alice Diop y arrive brillamment avec une assurance qui ferait pâlir pour un premier film. Ce fin équilibre entre évocation du fantastique et représentation du réel est atteint, bien mieux que dans le film Atlantique proposé quelques années plus tôt par Mati Diop.

Guslagie Malanda dans Saint Omer
Guslagie Malanda dans Saint Omer (Alice Diop, 2022)

Ainsi, il est important de se laisser tenter par le visionnage de Saint Omer, proposition unique d’un procès sous forme de tirade cinématographique engagée sur le racisme, la différence culturelle et la solitude qui peut en résulter jusqu’à contrebalancer avec une dernière note d’espoir. Celle d’une union, de plusieurs femmes d’une même origine et bien plus que ça… Adoptant un rythme lancinant, cette lenteur laisse la place à autre chose, dépassant la simple représentation : une réflexion, une remise en question mais surtout un sentiment. Car Saint Omer évite l’explication pour inviter son spectateur à ressentir. Soit une vraie définition du cinéma.

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