Article écrit dans le cadre de La Lettre, une initiative PelliCulte autour d’œuvres qui ont marqué ses rédacteurs. Ce mois-ci, projecteur sur les courts-métrages méconnus, ou simplement méritant de votre curiosité. Je m’appelle Jasmine, et voici ma lettre sur La Jetée de Chris Marker

À quoi ressemble un souvenir ? C’est une collection de moments, d’expressions faciales, de belles images. Ce n’est pas cohérent, il y a des lacunes. Ce n’est pas comme regarder une vidéo, c’est plutôt un sentiment, une émotion fugace, dont on se souvient à jamais grâce à des images floues. Les souvenirs sont construits de manière si décousue que le film, la vidéo, n’est certainement pas le support optimal pour les représenter.

Et c’est là que réside le véritable génie de l’approche de Chris Marker, des images fixes qui capturent parfaitement le sentiment de se souvenir, de raconter une histoire déjà terminée. Des fondus enchaînés et une bande-originale puissante font du film une réminiscence tragique. La narration crée un sentiment d’inévitabilité dans la structure de l’histoire. Cette histoire est racontée, un récit, comme un souvenir, raconté au passé. C’est une finalité. Cet homme est déjà mort, son histoire est déjà terminée. Le film commence et se termine au même endroit, une structure presque cyclique, Marker montrant que la vie revient toujours aux mêmes moments, c’est inéluctable. La conclusion du film est cachée dans ses premières minutes.

La Jetée - Chris Marker
La Jetée – Chris Marker

La Jetée raconte les expériences de voyage dans le temps de survivants de la Troisième Guerre mondiale vivant sous les décombres de Paris. Afin de résoudre les problèmes actuels de l’après-guerre, les survivants commencent à effectuer des expériences sur des prisonniers afin de connaître leur passé et d’obtenir de l’aide du futur. Le film est uniquement composé de photographies monochromatiques qui imitent le style biographique et réaliste du cinéma, soutenu par la narration en voix off et la bande-originale. 

Selon le critique Jean-Louis Schefer, le montage photographique de La Jetée met en évidence « les zones les plus obscures de la fragilité et de l’imprévisibilité de la mémoire » et reflète les lacunes de la mémoire à travers son déroulement saccadé. Cette fragilité est apparente dans la forme du film, mais aussi dans l’intrigue, le personnage principal luttant pour comprendre son passé. Son souvenir le plus cher est celui d’une femme se tenant sur une plate-forme d’observation juste avant qu’un événement horrible ne se produise.

L’homme ne se souvient pas de ce terrible événement, mais il semble se rappeler avoir été témoin d’un décès. Le public n’en sait rien non plus jusqu’à la fin du film, lorsque le personnage principal souhaite être transporté dans le passé. Lorsqu’il y parvient, l’homme se rend compte que le souvenir obsédant de la tragédie dont il a été témoin était en fait sa propre mort. Le fait que l’homme meure dans le passé, juste avant la Troisième Guerre mondiale, est symbolique de la perte d’innocence qui survient lors de l’éclatement d’une guerre. En particulier à l’ère moderne, la guerre peut brusquement changer la personnalité, l’idéologie ou l’état mental d’une personne en raison du traumatisme causé par la guerre civile mondialisée. Pour paraphraser Schefer, c’est comme si le paradoxe du voyage dans le temps du film commentait et mettait en parallèle le paradoxe de la guerre, un oxymore illogique de la lutte pour la paix.

Comme le dit notamment André Bazin, la photographie est une momification du temps et de la mémoire, une sorte de résistance à la mort. « La mort, dit-il, n’est que la victoire du temps. Marker le souligne en faisant se dérouler l’avant-dernière rencontre des personnages dans un musée d’animaux taxidermisés, des bêtes anciennes et d’autres contemporaines. Comme nos personnages, ces animaux sont momifiés et rassemblés pour coexister en un seul lieu dans le temps. Bien qu’ils se rencontrent et (pour autant qu’on nous l’ait dit) interagissent, ils sont confinés à des images fixes, piégés sur place. Et pour paraphraser Bazin une dernière fois, « la photographie ne crée pas l’éternité comme le fait l’art, elle embaume le temps ».

C’est peut-être à ce moment-là, lorsque les mouvements de la femme commencent à coïncider et qu’elle bouge vraiment, que nous nous demandons si nous nous sommes affranchis du temps et si nous l’avons transcendé d’une manière ou d’une autre. Notre protagoniste met en doute ses expériences, craignant que tout cela ne soit qu’un rêve. Mais en réalité, ce moment de mouvement fluide ne rompt pas avec la logique temporelle du reste du film. Le cinéma n’est, en fait, qu’une séquence d’images qui se déplacent particulièrement vite. Lorsque ses mouvements s’accélèrent et deviennent progressivement fluides, il s’agit plus d’un étirement/rétrécissement du temps que d’une fuite. C’est peut-être à ce moment-là que la vision que notre protagoniste a d’elle devient vraiment réelle, un résultat de l’amour, transcendant pour un moment le temps lui-même.

La Jetée - Chris Marker
La Jetée – Chris Marker

Le film peut être interprété de différentes manières. L’une des interprétations possibles est qu’il s’agit d’un commentaire sur l’expérience humaine et le pouvoir de la mémoire. Le souvenir d’enfance du protagoniste concernant la femme sur la jetée est si vif et obsédant qu’il façonne le reste de sa vie et l’entraîne même dans un voyage à travers le temps. On peut y voir une métaphore du pouvoir qu’a la mémoire de façonner notre identité et nos actions, et de la façon dont les souvenirs peuvent devenir une sorte de voyage dans le temps qui nous permet de revisiter des moments du passé. En même temps, le film soulève des questions sur la nature de la réalité et sur la relation entre la mémoire et la perception. Les voyages du protagoniste dans le temps et dans un futur post-apocalyptique brouillent les frontières entre ce qui est réel et ce qui est imaginé, suggérant que notre compréhension du monde est toujours médiatisée par nos expériences et nos interprétations subjectives.

Regarder un film, c’est être témoin du passé incarné, mais le public ne peut jamais vraiment toucher, sentir, ressentir les images à l’écran. Ce ne sont que des images à parcourir, d’un temps et d’un lieu révolus. Mais les films nous convainquent si souvent de nous laisser jouer à l’intérieur que l’évasion devient une forme unique d’examen de conscience. L’homme de La Jetée ne voyage peut-être pas vraiment dans le temps, mais si les rêves sont si curieusement liés à la réalité et à la vérité du subconscient, alors il pourrait tout aussi bien le faire.

Son voyage est influencé par l’amour, ou plutôt par l’exaltation d’une amourette potentielle – le développement d’un garçon en un homme, perturbé par la guerre qui a détruit la simplicité du temps. Alors que lui et l’énigmatique femme se promènent dans un musée lors de leur dernière rencontre, les images fixes les ensorcellent dans la vacuité de l’histoire, l’appréhension étourdissante d’une possibilité révolue. Les paupières scotchées sur ses yeux dans le présent post-apocalyptique offrent une contradiction révélatrice : elles l’aveuglent à la fois sur la réalité actuelle et révèlent de nouvelles réalités à sa vision omnisciente.

Se perdre dans ses rêves est peut-être le meilleur moyen de trouver le salut. L’homme trouve des réponses dans sa quête spirituelle, mais alors qu’il est sur le point de toucher ce qui lui échappe depuis si longtemps, il est frappé par le destin lui-même. Filtré à travers un écran qu’il a lui-même conçu, barré par une vérité inconcevable qui défie la logique autant qu’elle la renforce. Le film de Marker réintroduit la caméra de cinéma en tant qu’appareil permettant de voyager dans le temps (non sans turbulences émotionnelles) et prouve ses capacités par la pratique. Malgré son approche remarquablement exclusive du livre d’images, La Jetée est peut-être l’œuvre de genre la plus définitive et la plus éclairante de son époque.

Vous pouvez découvrir le film juste après. 

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