Dans son premier film L’Adieu, Lulu Wang, réalisatrice américaine d’origine chinoise, a voulu revenir à ses origines à travers l’œuvre. En soit, Wang a pour ambition de faire un film asiatique. Toute la communication du film tourne autour de ce qui est considéré comme un fait : que l’Adieu soit un film chinois. Le long métrage est comparé à  d’autres drames familiaux asiatiques à grand succès avec lesquels il ne partage pourtant aucune similitude comme Une Affaire de Famille ou Parasite, et finit même par être nommé à plusieurs reprises dans des catégories « film étranger » (donc supposément non américain) dans différentes cérémonies. Pourtant, en jetant un coup d’œil au film un constat peut vite être fait : c’est un pur produit américain. Malgré tous les efforts de la réalisatrice pour s’approcher d’un style chinois, le film ne peut s’affranchir de ce qu’il est : une œuvre d’un studio américain, porté par un auteur au regard américain et une actrice américaine. Lulu Wang réalise en réalité un cinéma de touriste. Cette volonté de se défaire de son américanisme peut être vu comme l’expression d’un malaise à l’échelle nationale, le rejet par son propre peuple d’un pays divisé en communautés et sous cultures, cherchant quelque part leur véritable nation dans un pays qu’il ne connaît finalement pas tant que ça.

Awkwafina (Billi), Hong Lu (Little Nai Nai), Tzi Ma (Haiyan), Diana Lin (Lu Jian), Yongbo Jiang (Oncle Haibin), Han Chen (Hao Hao) et Aoi Mizuhara (Aiko) dans l’Adieu (2020) de Lulu Wang ©A24
L’Adieu, Lulu Wang

Mais l’échec de L’Adieu nous fait nous poser deux questions : d’abord peut on s’affranchir de sa culture ? Et dans ce même sens, peut on s’approprier une culture qui n’est pas la nôtre ? Le cinéma regorge d’auteurs s’étant essayés à des cultures étrangères. Nombre de réalisateurs étrangers ont, par exemple, parfaitement réussi à Hollywood, certains ayant même écrit certaines pages de la grande histoire du cinéma américain. Qui peut prétendre que Verhoeven, Polanski ou Forman ont échoué dans l’américanisation de leur cinéma ? Mais la culture états-unienne, étant aujourd’hui une seconde culture pour toute l’humanité, est la plus simple à adapter. Mais des cas de réalisateurs arrivant à extraire la substance d’un cinéma étranger qui ne soit pas américain il y en a. Très récemment, Kore-eda s’est frotté au monde du cinéma français avec brio, arrivant parfaitement à comprendre ce microcosme hexagonal comme si il y avait toujours vécu. Dans son long métrage, le réalisateur japonais s’efface au profit de son histoire radicalement différente de son cinéma. Fini les personnages cherchant leur place dans le monde, fini de son sens du cadre hyper précis. Kore eda s’extirpe de sa société japonaise de traditions, de formalité, pour s’intéresser à la bourgeoisie française, à ses vanités et ses égos. L’affranchissement de la culture japonaise et l’adoption de celle d’un pays étranger passe ici par l’effacement de l’identité du réalisateur. Celui-ci adapte son style et laisse les manettes de l’œuvre à Deneuve, véritable actrice-auteure durant le film.

Catherine Deneuve (Fabienne), Juliette Binoche (Lumir), Clementine Grenier (Charlotte) et Ethan Hawke (Hank) dans La Vérité (2019) de Hirokazu Kore-eda ©France3
La Vérité, Hirokazu Kore-eda

On pourrait écrire encore bien des pages sur l’appropriation des cultures, parler des rapports entre le cinéma français et italien, ou de la fascination de ce dernier pour l’Ouest américain. Même si l’inaccessibilité de l’asiatisation du cinéma de Wang n’est certes pas une exception, elle ne peut être vue comme une évidence. Cela nous amène alors à une autre question : à quoi reconnaît on un film chinois actuel ? Ou plus exactement un drame d’auteur chinois actuel comme voudrait l’être l’Adieu ?

La Chine connaissant en ce moment de grands bouleversements, le cinéma est dans une période complexe. Le cinéma d’auteur connaît une censure très vive, cela a pour conséquences une grande subtilité dans les œuvres, les films sont souvent calmes, posés et réfléchis. Sur ce plan le cinéma chinois souffre de la comparaison avec ses voisins coréens et japonais, dont les auteurs travaillent un art plus incisif, enragé et directement politique. Des auteurs comme Park Chan wook ou Takashi Miike ne pourraient jamais s’épanouir dans le modèle voisin. La fausse discipline du cinéma chinois l’empêche probablement de marquer les esprits à l’international. Sa critique du système est donc faite avec finesse. Mais les artistes ne se plient jamais réellement au régime qui veut les brider. Wang Xiaoshuai dans son magnifique So Long My Son nous touche en en faisant le moins possible, il dissémine tout  au long de l’œuvre des silences, hors champs et regards. Le vide habitant le film résonne avec le manque provoqué par le deuil. Les conséquences de la politique de l’enfant unique servent autant de décor au film que de message placé sur un propos déjà établi. La démarche artistique passant par le non dit est radicalement opposée à la lourdeur de Wang, la grossièreté exposée à coup de gros plans à la symbolique explicite et apparente, de longues séquences de pleurs ou ralentis venant faire la transition entre deux actes, se rapproche d’un pathos hollywoodien dont la Chine se tient éloigné.

Wang Jingchun (Yaojun Liu) et Yong Mei (Liyun Wang) dans So Long My Son (2019) de Wang Xiaoshuai
So Long My Son, Wang Xiaoshuai

La narration chinoise se démarque par son contraste avec la linéarité hollywoodienne. Elle apprécie les fresques s’étendant dans le temps, traversant une histoire nationale extrêmement riche et passant par de nombreuses crises autant économiques que politiques et amenant à la montée en puissance d’aujourd’hui. L’étirement du temps pour décrire entièrement une existence est un procédé mélancolique très puissant, puisqu’il nous renvoie directement à la mortalité de l’être humain. Condenser plusieurs décennies en quelques heures permet au spectateur de s’interroger sur la fugacité du temps. Le temps est donc distendu, mais il est aussi fragmenté. Le récit chinois se distingue pas son hétérogénéité. Dans Un Grand Voyage vers la Nuit, Bi Gan coupe son histoire et change radicalement son film pour introduire le spectateur à un voyage hypnotisant dans un rêve. Le récit se métamorphose pour s’interroger sur le cinéma et l’imaginaire. On voit également cette hétérogénéité chez Jia Zhangke, dans son Au Delà des Montagnes, le film s’offre un dernier acte déguisé en épilogue, radicalement différent du reste et se déroulant dans un futur proche. Les chinois jouent avec le temps, ils l’allongent, le modèlent et le découpent à leur gré.

Huang Jue (Luo Hongwu) dans Un Grand Voyage vers la Nuit (2019) de Bi Gan
Un Grand Voyage vers la Nuit, Bi Gan

Enfin le cinéma chinois est un cinéma de l’errance. Les auteurs mettent en scène leurs héros comme des pions dans un monde trop vaste. Chez Diao Yinan, les gangsters se perdent et déambulent à travers une vie de violence. Ils ne cherchent même plus à en comprendre le but, comme au Japon chez Kitano, ils marchent juste. Dans le très récent Séjour dans les Monts Fuchun, les personnages sont comme perdus dans une société en mouvement constant et dans une nature demeurant inchangée. Dans une société très codifiée, dans des familles strictes, ils cherchent, comme la fille qui cherche l’acceptation de sa mère pour épouser l’homme qu’elle aime, un pauvre prof d’école. C’est avant tout une recherche de sérénité, pour les protagonistes comme pour la caméra. Les destins se heurtent à des obstacles mais cherchent toujours un moyen d’avancer.

Les rôles chinois, comme les artistes, cherchent leur place dans une société immense et rigide mais qui connaît des changements majeurs, c’est avec une sagesse ancestrale, bien loin de la frénésie hollywoodienne marquée par la violence de la société américaine, que les auteurs réalisent un cinéma tendre et mélancolique, comme un reflet du calme de l’esprit chinois.

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