Blue, un film très particulier que nous allons aborder ici : que diriez-vous d’un petit film expérimental d’une heure quinze…entièrement constitué d’une seule image ? En l’occurrence, un bleu monochrome. C’est en effet là le seul visuel que nous offre cette œuvre sortie en 1993. Pas d’inquiétude ! Rassurons tout de suite le lecteur. Si le film est étrange (même repoussant ou intrigant selon les gens) par le dispositif qu’il dévoile aux spectateurs, Blue se révèle être une œuvre très émouvante, d’une grande force.

Mais avant que nous en parlions, il nous semble d’abord important de revenir sur son créateur ; l’artiste Derek Jarman.

L'auteur de Blue, Derek Jarman

Derek Jarman, de son vrai nom Michael Derek Elworthy Jarman, est un artiste anglais. Né en 1942, il décède en 1994. Après des études d’anglais et d’arts, c’est en 1971 qu’il commence sa carrière dans le cinéma. Plus précisément, en tant que décorateur pour le film de Ken Russell Les Diables. Il s’orientera par la suite vers la réalisation. Après avoir réalisé des petits films expérimentaux en Super 8, il signe son premier long-métrage en 1976. Intitulé Sebastiane, c’est un premier film unique en son genre. Il se veut une relecture homosexuelle de la vie et du martyr du personnage christique de saint Sébastien, le tout en langue latine !

Sebastiane guide déjà l’esprit de la future filmographie de Derek Jarman : un esprit punk et queer qui travaille, de différentes manières, des thématiques personnelles à son auteur telles que l’homosexualité ainsi qu’un certain intérêt personnel pour l’Histoire, qu’il n’hésite pas à revisiter et à se réapproprier. Parmi ses œuvres les plus connues, nous pouvons citer Jubilee (1977) considéré comme un pur portrait de l’esprit punk anglais des années 1970, mais également Caravaggio (biopic romancé sur le peintre italien Le Caravage sorti en 1986). Ce film constitue par ailleurs, ni plus ni moins que le tout premier rôle au cinéma d’une certaine Tilda Swinton. En effet, la grande actrice doit le début de sa carrière à l’artiste et sur les onze long-métrages de Jarman, Swinton jouera dans sept d’entre eux.

En 1993 viendra Blue, qui constituera la dernière pièce de la filmographie de Jarman.

Derek Jarman à la Mostra de Venise en 1991
Derek Jarman à la Mostra de Venise en 1991 © Gorup de Besanez

Un nouveau fléau : le sida

Décembre 1986. Jarman, à 44 ans et en plein tournage de son film The Last of England, découvre qu’il est séropositif. Malgré sa condition, il continuera à créer jusqu’à sa mort, qui aura lieu le 19 février 1994, à l’hôpital St. Batholomew de Londres, où il poursuivait des traitements. Jarman s’étant toujours opposé à l’Angleterre conservatrice de Margaret Thatcher (hostile à ces sujets), il n’a pas hésité à parler rapidement de sa condition afin de sensibiliser à ce nouveau virus. Comme il le fera avec sa toute dernière œuvre.

Ainsi, Blue est une œuvre inspirée de la condition sidaïque de son auteur. Mais les inspirations ne se limitent pas qu’à cela.

L'origine de Blue : contrepoint, Yves Klein et cécité progressive

C’est en 1987 que Jarman a l’idée de Blue. Cette année-là sort The Last of England. En opposition à ce film violent, entre fiction allégorique et essai expérimental sur l’Angleterre thatchérienne, l’artiste imagine un projet en contrepoint. De l’aveu de Jarman, ce projet souhaite invoquer un monde vers lequel « les réfugiés de ce lieu sombre [peut-être l’Angleterre ?] pourraient se rendre ». Un film plus doux ainsi. Mais l’inspiration lui vient également du travail d’un artiste plasticien français qu’il admire : Yves Klein.

C’est à lui que l’on doit des tableaux comme IKB 79, qui consiste en un monochrome d’un bleu outremer très particulier qui n’existait pas jusque-là. Un bleu dont le pigment a été crée et breveté par l’artiste français. Un tableau qui a marqué Jarman et lui donnera l’idée d’un film qui serait intégralement constitué d’un bleu monochrome. Klein considérait le bleu comme la plus abstraite des couleurs qui soient et lui conférait une dimension sacrée et sensible. Lui évoquant le bleu infini du ciel et de la mer, il s’est réapproprié la couleur et le caractère infini qu’il y percevait par la réalisation de ce monochrome. Klein a notamment déclaré, dans une conférence intitulée « L’architecture de l’air » et donnée à la Sorbonne en 1959, que « Le bleu n’a pas de dimension, il est hors de dimension ». Il s’avère que Derek Jarman possède un point de vue équivalent sur le bleu. Il y perçoit le même caractère abstrait et infini dans cette couleur. Lui permettant ainsi, comme Klein, de se la réapproprier et de l’imprégner de significations qui lui sont très personnelles et qu’il partage dans Blue.

Ainsi, Blue constitue d’abord une démarche d’hommage à Klein de la part de Jarman. Mais ce qui n’était qu’au stade de l’idée se concrétisera en réalité bien plus tard. En effet, Jarman réexplorera l’idée du film une fois diagnostiqué séropositif. La maladie gagne du terrain et il devient conscient de sa mort à venir. Naît ainsi une nouvelle source d’inspiration pour lui. Il s’agit des journaux de bord qu’il tient, détaillant ses visites au St. Bartholomew Hospital, mais également sa cécité progressive. Il devient en effet partiellement aveugle suite au virus, notamment à l’œil droit. De plus, il avoue dans ces journaux que sa vision est sujette à des flash de couleur. De quelle couleur, plus précisément ? Bleu ! De ces journaux, Jarman en lit des extraits dans ce film.

Portrait d'Yves Klein réalisé à l'occasion du tournage de Peter Morley "The Heartbeat of France"
Portrait d'Yves Klein, 1961, Studio de Charles Wilp, Düsseldorf, Allemagne © Photo : Charles Wilp / BPK, Berlin

Vivre et rêver en bleu

Ainsi, pendant 1h15 de film, seul le bleu. La réaction différera selon les gens ; angoissant, intrigant, onirique, stupide. Mais bien sûr, Blue ne consiste évidemment pas qu’en ce simple monochrome. Vient se mêler à cela tout un travail sonore immersif.

C’est-à-dire que Blue consiste également en plusieurs formes sonores qui s’entremêlent. Tout d’abord, une forme totalement musicale. Plus précisément, des chants assurés par des chœurs ainsi que des musiques classiques ou expérimentales. Au milieu d’une partition originale assurée par Simon Fischer Turner, notons des emprunts à d’autres artistes notamment à Brian Eno. Ces superbes musiques mélancoliques, délicates ou sérieuses viennent accompagner une autre facette sonore.

En effet, de l’autre côté, nous avons droit à une narration assurée par Jarman et ses acteurs fétiches Nigel Terry, John Quentin et Tilda Swinton. Cette narration vivote entre témoignage, rêverie poétique et réflexions personnelles. Elle est volontairement décousue, comme un fil qui se déroule. Faite de pensées et de sensations qui pourraient s’exposer aussitôt venues aux spectateurs. Comme un fleuve dans lequel on se laisse embarquer.

Cette narration consiste d’abord en Jarman qui dévoile au spectateur quelques souvenirs de sa vie. Il se permet ici surtout de témoigner de la difficulté qu’il rencontre de vivre avec le SIDA, notamment en nous détaillant ses visites à l’hôpital. Le superbe montage sonore permet de mieux rendre compte de ce qu’il témoigne. Bruits d’appareils, enfer de la salle d’attente, gens qu’il y côtoie (et qu’il peut encore observer), vide des couloirs de l’hôpital… tout cela est retranscrit au son et participe à l’immersion. Jarman témoigne également des quelques craintes de son amant et de sa cécité lui empêchant désormais d’avoir une vision périphérique. Dans ce cas, Jarman associe le bleu à sa maladie.

Mais de l’autre côté, Jarman d’associer le bleu à la rêverie. En effet, notamment épaulé de la douce voix de Swinton, Jarman n’hésite pas à se laisser aller à des rêveries poétiques. Il vient partager quelques réflexions personnelles et, surtout, imaginer une fiction mettant en scène un certain Blue Boy. Cette fiction s’accompagne également d’autres petites histoires autour de la couleur bleue. Emplies d’éléments naturels de cette couleur, il y détaille (avec beaucoup de beauté) leur présence et la sensation qu’ils lui inspirent. Eau, ciel, océan, cobalt, indigo, véroniques, bleuets, lapis lazuli… Et encore une fois, d’une manière décousue, en se permettant de passer d’un paradigme à un autre.

O Blue, come forth. O Blue, arise. O Blue, ascend. O Blue, come in…

Derek Jarman (c) Leon Morris / Hulton Archive / Getty
(c) Leon Morris / Hulton Archive / Getty

Ambivalence de bleu

Toutes ces narrations dévoilent une vision ambivalente du bleu, très intéressante. D’un côté, Jarman (comme il l’avoue auprès du New York Times, en octobre 1993) voit dans le bleu la couleur correspondant le mieux à l’infini de la pensée, du sentiment, de l’espoir, la couleur qui ne peut invoquer aucun larmoiement.

Étant donné l’inspiration par la maladie, l’on pourrait croire un peu facilement que ce bleu est installé dans une optique presque misérabiliste de transmission. Mais si l’artiste s’inspire d’une complication de sa maladie, il va au-delà. Cette couleur fait surtout office d’écrin sur lequel tout devient possible au niveau de l’imagination. Que cela soit pour Jarman (on l’a bien vu avec l’abondance de récits qu’il façonne) comme pour le spectateur. Ce dernier peut imaginer comme il souhaite quelle forme peuvent prendre les récits que narre Jarman. Comme l’a bien fait Jarman, il projette ce qu’il souhaite.

Et c’est grâce à cela que l’artiste se permet de donner au bleu, dans son film, un caractère ambigu, nous permettant ainsi d’en venir à cet autre côté. Nous en avons tout d’abord une vision poétique dans certains des souvenirs qu’il dévoile ainsi que dans ses fictions. Mais également un certain antagonisme, un caractère sournois et fourbe qui découle de la description qu’il fait de sa maladie. Encore une fois, sans pathos.

Ainsi, le bleu inspire à la fois l’espoir et le glas qui sonne. Ainsi, avec ce bleu, on arrive à tout. Jarman transmet l’infini. L’infini sur lequel on inscrit ce que l’on souhaite.

Un superbe film crépusculaire

Blue constitue donc moins le dernier souffle de Jarman que sa dernière envolée. En effet, l’artiste décédera en février 1994, soit cinq mois après la diffusion de Blue à la télévision anglaise. Cela confère à ce film de véritables allures d’œuvre crépusculaire.

Une œuvre-confession émouvante dans laquelle son auteur se dévoile simplement, sans pathos. Au travers d’un montage sonore extrêmement travaillé, il se montre dans son humanité, oscillant entre résignation, résilience, peur et évasion. Le bleu de son œuvre lui permet de transmettre une vision ambivalente du monde et se crée un beau décalage entre une vision terre-à-terre et une vision plus romantique. Mais surtout, Jarman transmet ce que c’est que de vivre en ne se faisant plus d’illusions quant à la certitude que ses jours soient comptés. En résulte un superbe voyage émotionnel.

L’on ne peut qu’espérer une ressortie sur notre territoire français. En effet, malheureusement, le film n’est disponible qu’en langue anglaise et n’est disponible sur aucun support en France. Il est néanmoins projeté dans plusieurs expositions. Ainsi, si vous avez l’occasion de découvrir Blue, n’hésitez pas. Nous vous recommandons ce voyage.

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