Que se passe-t-il dans la tête de Justine Triet qui écrit sur sa feuille de papier « INT. JOUR – SALLE D’AUDIENCE ». De quoi rêve-t-elle à ce moment-là ? Quelles sont ses ambitions, ses envies, ses influences ? De quoi constitue-t-elle son film pour qu’elle se retrouve en reine du monde, sur la scène du festival de Cannes, clop au bec et Palme d’Or sous le bras ? De quoi est réellement composé Anatomie d’une chute ?

Justine Triet est obsédée par le couple au cinéma – mais pas le couple traditionnel, celui qui est terminé. On le sait, on l’a vu dans La Bataille de Solferino, représentation chaotique et agressive de la séparation, dans Victoria, au traitement plus romantique et agréable de la reconstruction amoureuse, et dans Sybil avec cette frustration menant à un trop-plein émotionnel. Anatomie d’une chute ne fait plus partie de ce registre. C’est une échappée monumentale vers un cinéma beaucoup plus ambitieux, qui sort de cette masse enfermée dans le tout Paris pour s’incarner dans les plaines enneigées et cette salle d’audience aux élégantes teintes boisées. Anatomie d’une chute est un film qui, comme le faisait déjà Henri-Georges Clouzot en 1960 avec La Vérité, fait le procès de la Nature Humaine. La chute n’est plus uniquement celle de Samuel par la fenêtre du dernier étage. Elle s’étend à la vie de Sandra qui s’écroule, à son couple qu’on dissèque, à sa foi en l’humain et à son courage qui disparaît. Justine Triet étale tout ça sur la table d’opération, sort son scalpel, et nous démontre les faits un à un, d’un œil glacé.

Anatomie d'une chute
© Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

L’OBSERVATION OBJECTIVE ET IMPARTIALE DU MONDE

La seule solution que nous avons pour comprendre les relations sociales qui prennent place entre chacun des personnages qui composent l’intrigue, c’est de ne pas les déformer par un point de vue (c’est plus complexe que ça, j’y reviendrai). Certes, nous regardons les événements par les yeux de Sandra, puisque c’est le personnage principal. Mais jamais nous n’avons une vision erronée du récit. Cette personne que nous suivons est fiable, elle ne sabote rien, nous donne ce qu’il y a à voir sans jamais parasiter de ses sentiments les enjeux en cours. Cela mène alors à quelque chose de complètement inédit pour un film de procès : aucun personnage n’est détestable. On arrive à prendre du recul sur la situation, à comprendre que l’avocat général ne fait que son travail, qu’il le fait bien ; que la présidente ne coupe pas la parole pour rien, qu’elle a une raison. Tout cela s’imbrique pour créer une grande machine, celle de la justice qui s’attaque au cas de Sandra, et que Justine Triet retranscrit impartialement à l’image, par une mise en scène changeante, entre documentaire et pur artifice fictif.

PERSONNAGES PILIERS

Dire qu’il n’y a pas de point de vue reste quelque chose d’assez gros. Un film sans point de vue… c’est compliqué. Dans Anatomie d’une chute, celui-ci naît du contraste entre les personnages : ceux qui n’évoluent pas, qui sont statiques, comme des statues, ancrés dans leur rôle ou leur valeur, et ceux qui évoluent, qui transitent, se déplacent entre ces piliers immobiles. La répartition se fait facilement : Sandra et son fils évoluent, pas les autres. C’est comme ça que l’on comprend de qui l’on parle. Ce que regarde Sandra, ce sur quoi elle porte véritablement un regard critique, c’est sur elle-même. On la voit comme personne ne peut la voir, pas même son fils (c’est très intéressant). On la comprend comme personne ne peut la comprendre. Voici comment Justine Triet fait apparaître son point de vue.

Anatomie d'une chute
© Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

LE RÔLE DE L’ENFANT

Dans cette aventure, il y a celui qui ne voit pas. C’est l’enfant. Il ne sait rien de la plupart des arguments du procès, découvre en même temps le chaos de son foyer, et pourtant, au fond de lui il ressent. Ressentir, qui est à la base même de la proposition dramatique du film, faisant le procès d’une émotion, invisible, intouchable, inquantifiable, quelque chose que l’on ne peut que purement ressentir. Cela s’exprime à la caméra, par ce magnifique travelling gauche-droite-gauche durant toute la durée du premier passage de l’enfant à la barre. La source de la confusion est hors champ, on ne reste que sur son corps pris en tenaille entre l’attaque et la défense.

Soulignons finalement les deux plus belles performances du film : Sandra Hüller, qui retrouve Justine Triet après un petit rôle dans Sibyl en 2019, et surtout Milo Machado-Graner, frappant, facilement imaginable sur la scène des Césars, une gigantesque statuette dans les mains.

Anatomie d’une chute est un titan avec un charisme hors du commun, porté par une écriture au cordeau, dressant une gigantesque toile psychologique froide et précise aux méandres indéchiffrables de prime abord. C’est ici que Justine Triet nous livre son chef d’œuvre, son œuvre la plus aboutie, ayant complètement délaissée la comédie (sauf pour quelques répliques hilarantes, coupant sec le ton lourd et pesant du procès – à la surprise de tous).

Anatomie d’une chute, Palme d’Or à Cannes en 2023, au cinéma le 23 août 2023.

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