Un grand voyage vers la nuit, drame romantique franco-chinois de 2018, réalisé par Bi Gan, avec Jue Huang (Luo Hongwu) et Tang Wei (Wan Qiwen).

Sortie DVD/ BR : 18 juin 2019.

Synopsis : Luo Hongwu revient à Kaili, sa ville natale, après s’être enfui pendant plusieurs années. Il se met à la recherche de la femme qu’il a aimée et jamais effacée de sa mémoire. Elle disait s’appeler Wan Qiwen…

Lors de son premier film, Kaili Blues sorti en 2016, Bi Gan avait marqué les esprits de fort jolie façon, en exprimant les réflexions induites par le Sûtra du diamant (le chemin à entreprendre pour surmonter toutes formes de vacuité et atteindre l’éveil) à travers les caractéristiques essentielles du cinéma. Et notamment l’exploration qu’il permet du temps et de l’espace. Avec Un grand voyage vers la nuit, il prolonge l’expérience de belle manière en maîtrisant davantage les possibilités du médium et en se réappropriant plus finement ses références cinématographiques (Wong Kar-wai, Tarkovski, Lynch…). Il en résulte un objet artistique singulier et hors norme, certes parfois un peu trop abscons mais qui traduit par son esthétisme cette formidable exploration du temps et de l’espace permise par le cinéma. D’ailleurs, fort logiquement, le film est scindé en deux parties, la première étant dédiée au « temps » (avec un milieu urbain qui devient le siège des souvenirs et des réminiscences) tandis que la seconde se concentre sur la notion « d’espace » (avec une ville, vue en 3D, qui nous apparaît alors comme un lieu rempli d’errances ou de désirs).

Astucieusement, dès les premières minutes, Bi Gan nous place dans une position confortable en nous offrant une histoire qui a tout du film noir classique, avec sa brume et ses mystères, avec son détective taciturne partant à la recherche d’une femme disparue : Luo retourne à Kaili, le lieu de son enfance, afin de retrouver Wan Quiwen, un amour passé, perdu peut-être pour toujours. Une réalité cinématographique que le jeune cinéaste va s’empresser de malmener, en déconstruisant le récit, en brouillant les pistes, afin que notre perception du réel soit aussi troublée que celle du protagoniste. Le film se mue alors en expérience sensorielle éminemment perturbante (travail sur les textures, la lumière, les reflets…), en doux voyage à travers le temps et les souvenirs (jeu sur les contrastes et ruptures de ton (plan fixe/ plan en mouvement, lueur nocturne/ éclairage aux néons, etc.) ; confusion sur la nature même des informations (sont-elles en lien avec le réel ou l’imaginaire ? Le passé ou le présent?)).

Jue Huang (Luo Hongwu) et Tang Wei (Wan Qiwen)

Ainsi, en privilégiant l’éloquence de l’image au lourd poids des mots, Bi Gan retranscrit à merveille le cheminement introspectif de son personnage : comme ce fut le cas pour Kaili Blues, il sera question de s’échapper de cette réalité morne, asphyxiante et cafardeuse, dans laquelle le bonheur semble illusoire, pour tendre vers un état d’éveil et la promesse d’un bonheur enfin réel. Les différentes péripéties émaillant la première partie (deuil du père, confrontation avec un mafieux, réminiscence du souvenir de Wan Quiwen…) ne feront que mettre en relief l’émergence d’un déséquilibre profond chez Luo : tiraillé par ses doutes et ses fantasmes, il perd pied avec la réalité et bascule progressivement vers les tréfonds de son être. Comme nous l’indique le remarquable travail effectué sur l’univers sonore (voix-off aux accents mélancoliques, mélodie envoûtante…), sur une image qui devient presque irréelle (apparition spectrale à travers les phares d’une voiture, omniprésence de l’élément aqueux, etc.), ou encore sur une temporalité qui met la réalité à l’épreuve (étirement de séquence à l’action minimaliste). La triste réalité s’étiole alors progressivement pour laisser la place à une autre bien plus émouvante, qui est celle du souvenir.

C’est ainsi que se justifie le recours à la 3D : l’imaginaire et les émotions sont ainsi mis en relief, chassant de l’écran une réalité qui était aussi plate que désespérante. Mais surtout, par cette astuce, Bi Gan prolonge joliment la démarche artistique mise en œuvre dans Kaili Blues où l’émancipation technique (avec une caméra qui, en tremblant ou hésitant, ne se cache plus) renvoyait à l’émancipation même du personnage. Ici, en recourant à la 3D, en établissant à travers la mise en abyme une véritable connexion avec le spectateur (à mi-parcours, Luo se retrouve dans la même position que ce dernier : dans une salle de ciné, avec des lunettes 3D sur le nez), Bi Gan nous rappelle que nous sommes devant un film et nous invites à nous y plonger sans retenue, établissant par la même occasion un subtil hommage au septième art.

Tang Wei (Wan Qiwen)

Conjointement à cette imagerie nouvelle, apparaît un plan-séquence qui vient déstabiliser un peu plus notre regard et nous fait percevoir la réalité sous un jour nouveau : tout nous semble en mouvement, vivant, et exaltant : comme dans un jeu vidéo, on progresse d’étape en étape en passant des épreuves ludiques (tennis de table, billard), et en trouvant le moyen de s’échapper (escalier, scooter, tyrolienne). C’est ainsi que Bi Gan nous fait percevoir la transformation de Luo et l’éveil qui est dorénavant le sien. Un éveil qui devient un peu le notre aussi, comme nous l’indique cette caméra qui s’efforce de nous faire prendre constamment de la hauteur sur les événements : le mouvement gagne en verticalité et explore en profondeur l’espace, nous révélant un milieu urbain où résonne le passage du temps, avec ces façades désolées, ces fêtes aux airs tristes, ces habitants qui errent comme des âmes en peine…

Mais tout cela serait vain sans l’émergence des émotions, sans la lueur d’un espoir revigorant. C’est ce que permet le dispositif mis en place par Bi Gan : en s’enfonçant dans l’espace mental de notre héros, on s’engouffre dans des béances qui peuvent être sources de douleur (la séparation avec la mère qui est revécue) ou au contraire de bonheur (l’amour retrouvé dans cette pièce aux murs amovibles…). C’est ce que permet le cinéma tout simplement : une invitation à l’éveil de nos sens, une mise en relief de nos émotions.

Un grand voyage vers la nuit, l’enivrement cinématographique de Bi Gan

Note

8/10

Avec Un grand voyage vers la nuit, Bi Gan affirme de nouveau son amour immodéré pour le septième art, tout en rappelant au spectateur amnésique l’enivrement du voyage cinématographique, la sensation éphémère mais réelle qui vous étreint lorsque l’écran s’illumine dans une salle envahie par la nuit, et qui se décline en émotion, rêve ou émerveillement.


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