Acclamé à la Berlinale ou à Sundance, le premier long-métrage de Celine Song poursuit sa route vers le succès à Deauville. Au Festival du film américain, Past Lives a gracieusement ouvert la compétition avec un récit criant d’humanité et de délicatesse.
L’intrigante ouverture de Past lives met en scène trois individus dans un bar new-yorkais. Dans un long plan fixe, une femme (Greta Lee) et un homme (Teo Yoo) asiatiques échangent sourires et mots, sans intégrer l’américain (John Magaro) qui les accompagne. Hors champ, des voix commentent leur relation. Les deux asiatiques sont-ils en couple ? Sont-ils frères et soeurs ? Cet homme blanc est-il le petit-ami de la femme asiatique ?
Si l’intégralité de cette oeuvre puise dans les souvenirs de sa réalisatrice, certaines séquences y sont conformes au détail près. À commencer par la scène d’introduction qui place intelligemment ses pions. Comme ses personnages, Celine Song était assise dans un bar, écartelée entre son mari et son amour d’enfance. En scrutant autour d’eux, elle remarque le regard confus des inconnus, qui semblaient émettre des hypothèses sur les liens qui les unissait tous les trois. « J’ai ressenti que quelque chose de spécial se passait entre nous » confie-t-elle aux festivaliers deauvillais. « J’ai d’abord pensé que ces personnes ne sauraient jamais qui nous sommes les uns pour les autres, puis une idée m’est venue : et si je leur racontais ?«
amour platonique
Suite à ce prologue, le film revient plus de vingt ans en arrière, lorsque les deux coréens étaient jeunes camarades de classe à Séoul. La petite fille, Na Young, et le petit garçon, Hae Song, sont très proches et vivent ce qui s’apparente à un amour d’enfance. À douze ans, ils ont leur premier rencard, se tiennent la main, parlent déjà de mariage, et les joues de Na Young cramoisissent lorsque sa maman lui demande de qui elle est amoureuse. En clair, les deux enfants entretiennent une cohésion abyssale et des liens uniques. Néanmoins, le projet d’expatriation de la famille de Na Young vient chambarder ce conte de fée. Na Young -qui devient Nora- laisse ainsi la Corée du Sud derrière elle et le coeur de Hae Song en miettes pour vivre le rêve américain. Des décennies plus tard, un message sur Facebook les réunit pour une semaine qui les confrontera au destin, à l’amour et aux choix qui font une vie.
Quoique leurs retrouvailles se soldent par une relation à distance, leur alchimie s’avère plus vigoureuse que jamais. C’est comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Seulement, Nora constate que leurs têtes-à-têtes nocturnes menacent sa vie étudiante et l’écarte de ses rêves. D’un accord commun, Nora et Hae Sung coupent les ponts en attendant de pouvoir donner corps à leur intention de réunion. Les années passent, Nora devient dramaturge, et se marie avec un collègue écrivain dont elle est folle amoureuse. Un jour, Hae Song foule le sol new yorkais pour revoir le visage de celle qui a bercé sa jeunesse. Une rencontre qui leur permettra de réaliser qu’ils sont impuissants face au destin.
"et si tu étais restée à Séoul ?"
Afin de creuser le gouffre qui les sépare dorénavant, Celine Song pointe d’abord les différences culturelles entre eux. Alors qu’ils discutent par l’intermédiaire du logiciel Skype, Hae Sung se moque du coréen « rouillé » de Nora, qui ne parle désormais sa langue maternelle qu’avec sa mère. Aussi, Nora réalise qu’elle est incapable d’écrire l’alphabet coréen avec son clavier américain. Plus tard, elle partage sa vie avec un américain, tandis que Hae Sung parle à peine anglais. Là où ce dernier reste attaché au système asiatique, Nora a déjà rompu avec ses racines coréennes, définitivement adaptée au mode de vie américain.
En outre, le deuxième acte du film joue intelligemment avec les décors. En plein coeur de la mégalopole de New York, Celine Song cadre volontairement ses personnages à hauteur d’homme pour mieux dépeindre la démesure. Parce que l’histoire de Nora et Hae Sung s’étale sur plus de vingt ans, sur plusieurs continents, de part et d’autre d’un océan, quelque chose les dépasse dans leur relation. Par la même occasion, le spectateur se sent aussi petit qu’eux face à ce qui les entoure entre grattes-ciels, Statue de la Liberté et Pont de Brooklyn. Lors de leurs entretiens virtuels, la connexion internet rompt, leur visage se gèle à l’écran et l’image n’effectue pas correctement le focus. Autant de signes qui signifient la réalité de la distance qui les dissocie et de l’incapacité de remplir cette envie de vivre cet amour comme ils l’entendent. Pourtant, leur éternelle affection l’un pour l’autre les aveugle, jusqu’à sacrifier des nuits pour échanger avec leur bien aimé(e).
Cette profonde affinité est portée à l’écran par un tandem d’acteurs dont les silences communiquent davantage qu’une ligne de dialogue. À plusieurs reprises, Celine Song laisse la caméra exister aux côtés de ses personnages, donnant tous pouvoir aux corps et aux visages dans l’expression de la vérité. Intelligent et mature, le jeu de Greta Lee fait face au regard sensible de Teo Yoo, lequel porte le poids de l’évidence. Une relation magnétique que les deux acteurs semblent emmener au-delà du quatrième mur, tant les regards sont captés avec réalisme, non sans poésie.
voyage mental
En définitive, Past Lives aurait aisément pu être un énième mélodrame de triangle amoureux cliché, dans lequel une femme est déchirée entre son petit-ami idéal, et l’homme mystérieux qui pourrait bien être son âme-soeur. Ici, il n’est pas question de savoir qui Nora choisira. De cet amour impossible Wong Kar-waïen, Celine Song tisse une oeuvre à la portée universelle en remuant des concepts comme l’amour, le passé et le destin. Chacun peut s’y retrouver en s’identifiant aux personnages, comme à l’idée générale.
Ligne directrice de la réflexion de Song, la locution adverbiale « au mauvais endroit au mauvais moment » évoque à tout être humain un épisode de vie auquel l’on est amené à repenser : et si ? Et si nous nous étions rencontrés autrement, ailleurs ? Et si j’étais une personne différente à ce moment là ? Et si Nora était restée à Séoul ? Leur projet de mariage se serait-il concrétisé ? Aussi cruelle soit-elle, cette question éternelle n’est qu’un symptôme d’états d’âme humains, la faute à la nostalgie. En réalité, Nora et Hae Sung sont nostalgiques de leur enfance, de tout ce qu’ils ont ressenti et vécu ensemble. Garder contact représente pour eux une manière de perpétuer leurs chers souvenirs, mais surtout de fantasmer sur ce qu’ils auraient pu être ensemble. En ce sens, la nostalgie empêche d’avancer, d’où le choix de Nora de cesser leurs liaisons virtuelles avant que Hae Sung ne débarque à New York. L’avortement de leur relation n’est pas anodine, et rester à distance évite la tentation de revenir, parce qu’ils ne le veulent pas véritablement.
Même s’ils répétaient le passé ensemble, cela ne serait jamais pareil. Le temps et leurs choix les mènent respectivement à évoluer, mûrir, grandir, et emprunter des trajectoires bien différentes. En faisant le choix de quitter Séoul, la famille de Nora a déterminé le chemin à suivre, son propre avenir. Chaque choix de vie ouvre une porte vers le futur, ce qui implique qu’une autre se referme. « Quand tu perds quelque chose, tu gagnes autre chose » se rassure Nora. En cela, les larmes qui coulent sur les joues de Nora lors des déchirantes vingt dernières minutes du film ne sont pas celles d’un coeur brisé. Dire au revoir à Hae Sung c’est aussi dire au revoir à la petite-fille qu’elle était, pour de bon. Passé la trentaine, là voilà assez mature pour accepter le passé pour enfin tendre les bras au futur.
« Et si tu étais restée à Séoul ? Et si j’étais venu avec toi à New York ? Tu as dû partir parce que tu es toi. » s’émeut Hae Sung, en s’adressant à Nora. Finalement, la vie n’est qu’une question de choix. Nos choix sont ce que nous sommes.
Past Lives, nos vies d’avant sort en salles le 21 janvier 2023. En attendant, découvrez la bande annonce du film.
Auteur/Autrice
Partager l'article :