Le Grand Jeu (Molly’s Game), réalisé par Aaron Sorkin et avec Jessica Chastain, Kevin Costner, Idris Elba, Michael Cera…

A l’oeuvre ici sur sa première réalisation, Aaron Sorkin est avant tout un scénariste de grande envergure, connu notamment pour son travail avec David Fincher (The Social Network) ou Danny Boyle (Steve Jobs). Connu pour son abondance de dialogues complexes, il possède un style d’écriture auquel il faut adhérer. Mais pour la plupart des spectateurs, Le Grand Jeu n’était pas à surveiller du côté du scénario mais plutôt de la mise en scène, première réalisation oblige. Comment s’en est-il donc sorti ?

Une réalisation simple mais maîtrisée

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La réalisation d’un premier film n’est jamais simple, encore plus lorsqu’on tient une solide réputation derrière soi et qu’on s’entoure d’une pléthore d’acteurs imposants (Jessica Chastain, Idris Elba, Kevin Costner pour ne citer qu’eux). Sorkin était attendu au tournant et il n’a pas failli à la tâche. La mise en scène, classique, ne fait que mener l’histoire d’un point A à un point B, mais se révèle diablement efficace notamment parce qu’elle est associée aux dialogues très verbaux et imposants de ce même Sorkin ; une mise en scène plus inventive mais moins maîtrisée aurait risqué de rendre le film plus indigeste, alors qu’il est déjà difficile à appréhender. Sorkin a donc fait le bon choix, et il possède une plus grande maîtrise de son long-métrage.

C’est dans le montage qu’il se révélera être le plus « inventif », multipliant les allers-retours entre les différentes temporalités : le présent (où Molly est mise en accusation par le gouvernement américain), et le passé (qui montre son ascension, de simple assistante à reine du poker clandestin), et s’aidant dans ce dernier cas de la voix off de Molly qui rythme le récit. Il répète très régulièrement ce procédé sans pour autant que celui-ci ne devienne redondant ou inutile. Chaque aller-retour est l’occasion de développer l’histoire de Molly, que ce soit dans l’évolution de sa relation avec son avocat (incarné par un excellent Idris Elba, mais cela n’étonne plus personne) et de son accusation dans le présent, ou de développer son ascension dans le monde peu scrupuleux du poker clandestin, où se côtoient stars du cinéma et mafieux russes.

Côté scénario, Aaron Sorkin n’a pas perdu la main. Mais…

Aaron Sorkin est connu pour ses scénarios denses mais remarquablement prenants. Cela ne sera donc pas une surprise que ce soit également le cas dans Le Grand Jeu. Nous le verrons toutefois, on peut admettre quelques réserves.

Pour l’heure, il est de bon ton de saluer le scénario de Sorkin, maîtrisé quasiment de bout en bout et offrant des personnages profonds, bien aidés par des acteurs à la hauteur. Après Miss Sloane l’année dernière, Jessica Chastain s’offre encore une fois une performance de haute volée, de nouveau dans une femme de pouvoir (que certaines critiques ont qualifié de « Loup de Wall Street au féminin ») qui mène le monde qui l’entoure à la baguette (un type de personnage dans lequel elle semble visiblement se complaire). Sorkin lui offre un passé douloureux, marquée par un père qui lui préférait ses frères et de laquelle il a toujours exigé la perfection. Paradoxalement, ce père psychiatre (incarné par un Kevin Costner qui…fait le job) est incapable de voir les tourments qui agitent sa fille et qui l’ont poussée à s’engager dans une voie dangereuse. Elle trouvera en la personne de son avocat incarné par Idris Elba une porte de sortie de ce monde qu’elle rejette à présent, mais dont elle protège malgré tout les membres. Globalement, la plupart des personnages sont attachants, Molly en tête, et Sorkin s’efforce de leur donner une histoire dense qui multiplie les temporalités et offre de nombreux moments intenses, notamment lors des parties de poker, très dynamiques et rythmées, cependant difficiles à appréhender si l’on est pas familier au jeu.

Mais là où le bât blesse, c’est dans le dernier tiers du film. Si le reste du long-métrage est maîtrisé, cette dernière partie se retrouve elle plutôt mal dosée, tant elle fait revenir des arcs narratifs pas forcément utiles à l’histoire. L’arc narratif du père de Molly est certes intéressant et par instants assez touchant, mais il ne marque pas forcément une évolution forte du personnage de Molly. Le retour à l’arc de la compétition de ski, qui a été l’élément déclencheur du personnage de Molly et qui ouvrait le film, revient à la fin sans forcément y apporter un quelconque intérêt. On peut également regretter la disparition en plein milieu du film de certains personnages, comme celui de « Joueur X » ou de l’homme qui l’a initié à ce milieu.

Le film aurait pu à ce niveau-là être plus maîtrisé par un réalisateur chevronné. Les scénarios de Sorkin et demandent une rigueur dans la réalisation : Fincher sur The Social Network ou Boyle sur Steve Jobs faisaient office de gardes-fous, parvenant à maîtriser la frénésie scénaristique de Sorkin et mettant en scène ses dialogues de manière à les rendre plus digestes pour le spectateur. Sorkin n’a visiblement pas encore ce talent-là, n’ayant pas assez de recul à certains instants sur son propre scénario.

MOLLY'S GAME

Un film féministe et critique sur l’Amérique ?

Sorkin est connu pour ses critiques des Etats-Unis, et on ne sera guère étonné de le retrouver ici, mettant en scène un milieu illégal où se côtoient politiques, stars de cinéma et mafieux de tous bords, et où l’argent passe de mains en mains et où l’on traite du sort du monde. Un monde sordide, que Molly refuse de considérer avec bienveillance même si elle en fait partie.

A cette critique de la face cachée de l’Amérique, le réalisateur semble y ajouter une touche de féminisme, et cela peut se montrer en plusieurs points. Premièrement, la présence au casting de Jessica Chastain, actrice ouvertement féministe. Deuxièmement, le personnage de Molly Bloom : seule femme dans un monde d’hommes, elle mène pourtant son petit monde à la baguette, faisant la loi à tous ceux qui s’assoient à sa table (de poker). Souvent vêtue de robes et autres tenues suggestives, elle n’est pourtant jamais sexualisée et est même à de brefs instants l’occasion d’une touche d’humour. Elle est mise en valeur physiquement, mais tout autant intellectuellement, de par sa volonté de fer et sa détermination à ne laisser personne lui dicter sa loi, pas même le mafieux qui la roue de coups à son domicile, épreuve dont elle sortira grandie. Elle trouve toujours un moyen de se sortir des situations compliquées, s’entourant en cela de femmes également aussi clairvoyantes qu’elles et rarement traitées comme des objets de désir masculin. En clair, Molly Bloom montre une image de femme combative.

 

En définitive, Aaron Sorkin livre un film plutôt correct et à la hauteur d’une première réalisation. S’il peut quelquefois se laisser déborder par son propre scénario et rendre les scènes plus fournies ou compliquées qu’elles n’ont besoin de l’être, il livre un film somme toute maîtrisé, et ce n’était pas chose gagnée. Jessica Chastain prouve à quel point elle est une grande actrice, et il serait étonnant de ne pas la voir être récompensée aux Golden Globes ou aux Oscars, ce qui serait extrêmement mérité. Si Miss Sloane, précédent grand rôle de Jessica Chastain et traitant du même type de personnage, se trouve globalement plus complet, Aaron Sorkin n’a pas à rougir de la comparaison. Tâche à lui, pour son prochain métrage (s’il y a), de livrer une copie plus inventive, notamment au niveau de la mise en scène, et de savoir correctement maîtriser ses denses scénarios. C’est tout le mal que l’on peut lui souhaiter.

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