Dans une Russie reconstituée du 19ème siècle, cisaillée par une fracture sociale criante, Kirill Serebrennikov conte l’histoire d’Antonina Miliukova, femme de petite bourgeoisie qui idolâtrait (l’homme plus que le compositeur) Piotr Tchaïkovski. Après un mariage qui s’avèrera blanc pour Piotr, l’amour porté par Antonia tournera à l’obsession, voire à l’oppression. Le film prend le parti de raconter une histoire de (dés)amour mais également une partie de la vie de Piotr par le regard de sa femme.

La séquence d’ouverture, magistralement mise en scène, annonce le propos. Tchaïkovski, mort, porte une haine viscérale à la personne qui a partagé (une courte partie de) sa vie. Accusée d’être la source de sa non-inspiration et de ses tourments, la veuve prend de plein fouet les mots décrivant le désamour et surtout la haine de l’être aimé. Cet amour unilatéral est illustré dans le film par le détachement du personnage interprété par Odin Biron mais surtout dans cet amour exacerbé qui vire à la folie de la femme de Tchaïkovski (magnifiquement interprétée par Aliona Mikhaïlova).

La Femme de Tchaïkovski 1

Deux êtres profondément différents

Cette histoire relativement méconnue du grand public met en lumière la toxicité d’un couple aux idéaux (et aux orientations sexuelles) divergents. Des manifestations annonciatrices de cette désunion apparaissent au cours du film. Dans un premier temps, l’insistance d’Antonia qui veut coûte que coûte devenir Madame Tchaïkovski interpelle le célèbre musicien. Dans un second temps, des signes apparaissent lors du mariage. La bougie qui s’éteint, problème vite dissipé par l’homme religieux qui précise que cela arrive souvent, et surtout l’alliance qui est trop petite pour le marié. Piotr Tchaïkovski, dans le premier comme dans le second temps, constate ces faits mais ne réagit pas, comme déjà emprisonné par cet amour dévorant. Cela continue lors d’un dîner de mariage au silence pesant, qui rappelle plus à un verre du souvenir qu’à un repas festif.

La mort comme (presque) protagoniste

La surprésence des mouches (ou d’une mouche) interroge. Cette présence régulière souligne à la fois la folie à venir et la mort qui règne en permanence dans le long métrage de l’auteur russe. Comme un personnage presque principal, cette mort est interprétée par ces mouches que le spectateur voit parfois mais entend souvent. Cette présence est comme annonciatrice de la descente aux enfers d’Antonina Miliukova et de la mort de Piotr Tchaïkovski. Cette mouche, telle une faucheuse, vole pour rappeler à tout instant que la mort a déjà pris possession de ces deux corps. Piotr, prochainement malade physiquement et Antonina, malade psychologiquement, sont déjà entre les griffes de celle-ci.

La Femme de Tchaïkovski 2

Entre amour et haine

Kirill Serebrennikov arrive parfaitement à décrire l’éloignement progressif des deux êtres. Lors d’une réception, après plusieurs temps sans s’être vus, les deux protagonistes se retrouvent, à l’initiative bien sûr d’Antonina. Dans une mise en scène avec une très belle perspective, le réalisateur fige en face à face les deux acteurs. Par le jeu de deux miroirs postés au-dessus d’eux, les personnages sont doublés et se regardent droit dans les yeux. Un être aime, l’autre hait. Avec ce jeu de miroirs, quatre personnages se regardent : les deux acteurs et leurs reflets. Ainsi, il convient presque de penser qu’une autre vie était possible, qu’une alternative aurait pu se présenter. Des cracheurs de feu à l’extérieur de la bâtisse illuminent la scène. C’est ainsi que très rapidement, cette pensée s’efface et laisse la réalité reprendre le dessus : un être est aimé, l’autre est haï. Une ultime provocation sera opérée par le biais d’un ensemble vestimentaire rouge détesté par Piotr, lors d’une représentation d’une des compositions de Tchaïkovski. Un échange aura même lieu entre les deux personnages. La fin de la conversation sera ponctuée par l’évaporation du mari. Il conviendra alors de se demander si la folie d’Antonina n’a pas pris le dessus. Est-ce que toutes les scènes se sont finalement véritablement passées ? Ou est-ce que certaines se sont déroulées dans la tête de la femme de Tchaïkovski ?

La Femme de Tchaïkovski 3

Tchaïkovski s’était servi d’Antonina pour couvrir son homosexualité. Elle sera comme le paravent de celle-ci. Tout le génie de Kirill Serebrennikov est de montrer à son audience l’homosexualité du compositeur au travers du regard de sa femme. Le spectateur comprend très vite que Piotr n’aime pas les femmes par les mots sans détour qu’il tient à Antonina : « je n’ai jamais été attiré par aucune femme ». Antonina est donc vite mise de côté. Cette homosexualité la hantera même dans une des séquences dansées finales avec de nombreux jeunes hommes nus, très probablement les amants de son mari.

Kirill Serebrennikov avait cette ambition de raconter l’histoire sombre de la femme de Tchaïkovski. Lorsque la genèse du film émerge dans l’esprit du réalisateur, les autorités russes nient l’orientation sexuelle de leur figure mythique. Par le biais de son film, Kirill Serebrennikov participe à la déconstruction d’un mythe en mettant en avant la folie de sa femme, celle du compositeur et ce lien toxique qu’ils ont entretenu.

Le film est en salle depuis le 15 février 2023.

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