Nous avions rencontré Nicolas Courdouan, réalisateur français installé en Irlande, il y a quelques mois pour qu’il nous parle de son court-métrage Radha (interview à retrouver ici). Nous lui avons donc proposé d’inaugurer cette nouvelle chronique, ces cartes blanches, carte blanche consacrée aujourd’hui à un des premiers films d’un certain Peter Weir…

Déluge, retour aux sources et langues mortes : La dernière vague, de Peter Weir (1977)

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Il n’aura fallu à Peter Weir (Witness : témoin sous surveillance, Le Truman Show…) que deux ans pour donner à son Pique-nique à Hanging Rock une suite spirituelle tout aussi déconcertante, empreinte de mystère et de mysticisme, se déroulant sur sa terre natale d’Australie.

Dans La dernière vague, le scénario plutôt banal d’un drame juridique permet à Weir d’explorer des thèmes divers, aussi bien terre à terre (les relations entre la population autochtone d’Australie et les descendants de ses colons blancs) que surnaturels (notre relation au monde des rêves et son influence sur le réel).

Le pitch : David Burton, un avocat campé par Richard Chamberlain, est chargé de défendre un groupe d’hommes issus de la société aborigène, accusés d’avoir tué l’un des leurs dans des circonstances mystérieuses (la victime a été retrouvée devant un pub, battue à mort, avec de l’eau dans les poumons). L’enquête de notre protagoniste se déroule sur fond d’incidents météorologiques étranges (tempêtes de grêle, pluies diluviennes…), qui s’abattent sur Sydney et ses environs

Ces phénomènes obsèdent de plus en plus Burton, qui se retrouve vite hanté par des visions oniriques dans lesquelles il perçoit indices, signes et symboles indiquant une apocalypse (au sens de révélation) cosmique à venir.

Le choc des cultures

C’est en visionnant Premier contact de Denis Villeneuve, l’année dernière, que l’envie de revoir La dernière vague a germé dans mon esprit. On est en droit de se demander comment un film de science-fiction mettant en scène des scientifiques et militaires confrontés à une invasion extraterrestre a pu m’évoquer un drame juridique, mais les points communs entre ces deux films sont légion : tous deux suivent un protagoniste solitaire, aux prises avec une culture et une langue qu’il ne connait pas, et qui lui permettra de découvrir une nouvelle façon d’appréhender le monde. Ces deux langues étrangères (les glyphes de Premier contact et les rêves de La dernière vague) ont également un rapport au temps qui n’est pas linéaire, en opposition directe avec notre conscience humaine, qui agence tout ce qui l’entoure sur un axe allant du passé vers le futur.

Comme tout bon cinéaste, Weir utilise la photographie pour nous mettre dans la peau de son personnage principal : dans le monde « civilisé » (domicile de Burton, bureaux…), la lumière se veut omniprésente, rassurante, éclairant le moindre recoin, ne laissant de place ni au mystère, ni au doute. Mais dès qu’il se retrouve confronté aux hommes qu’il doit défendre et à leur univers, Burton est entouré de ténèbres, incapable de percevoir ce qui l’entoure, de faire toute la lumière sur l’affaire.

Cette incapacité à comprendre une culture différente de la sienne est la problématique centrale du film. D’entrée de jeu, Burton se retrouve face à un mur (une image qui reviendra dans le tout dernier plan). Un mur de silence, d’abord, car aucun de ses clients ne semble avoir envie de se défendre, voire même de s’expliquer. Pour eux, il n’y a rien à dire, les mots sont impuissants.

Dans une interview menée peu de temps après la sortie du film, Peter Weir raconte un échange qu’il a eu avec David Gulpilil, rencontré au cours du tournage d’une série TV, et à qui il confiera ensuite le rôle de Chris, l’Aborigène qui introduira Burton à la pensée onirique, dans le film :

« Nous parlions dans un bar, après [une journée de tournage,] et il me parlait de sa famille, et tout à coup il a prononcé une phrase, en anglais. C’était quelque chose comme « Tu vois mon père et moi, c’est pour ça que la Lune n’est pas. », et je lui ai répondu « Qu’est-ce que ça veut dire, ton père et toi et la Lune n’est pas ? » Alors, il m’a répété la même chose. Je lui ai dit que je ne comprenais pas, et il s’est répété une nouvelle fois. C’était absurde (…) Je lui ai demandé de quoi il parlait et il a changé l’ordre des mots dans la phrase, mais ça ne voulait toujours rien dire. Je suis donc passé à autre chose, ce sujet n’étant pas fertile à la conversation. Et la nuit même, j’ai repensé à cette phrase, mais ce n’est que le lendemain matin que j’ai enfin compris le problème : il me parlait de quelque chose qu’il avait perçu différemment. Une expérience que les mots sont incapables de décrire. Il avait vu quelque chose sous un angle que je ne comprenais pas. »

Cet échec des mots à retranscrire des concepts qui défient notre perception de l’univers est un élément clé d’un genre littéraire appelé Cosmicisme, que nous mentionnerons plus en détail dans la seconde partie.

La langue qui aurait permis à David Gulpilil de retranscrire son expérience à Peter Weir, c’est le rêve, ou plus exactement le Dreamtime (littéralement le « Temps du rêve ») des Aborigènes d’Australie. Toute langue, vivante ou morte, est le reflet d’une conception du monde, essentielle à la culture qui l’a développée, et le Dreamtime, bien que différent d’une langue au sens strict, n’échappe pas à cette règle : associant moyen de communication, mythologie et dimension où toutes les époques se confondent, c’est ce Temps du rêve qui a donné naissance au monde. Dans la culture aborigène, le monde réel est le produit des rêves, et non l’inverse. Tout ce qui nous entoure est la trace d’êtres ou d’évènements pour la plupart disparus, mais dont l’écho se propage encore à travers nous, par les rêves. Accéder à cette dimension est donc le seul moyen de percevoir l’envers du décor, la vérité du monde, qui l’on est, d’où l’on vient.

Le naturalisme au service du fantastique

En littérature, le Cosmicisme remonte aux nouvelles fantastiques de la fin du XIXe siècle. Des auteurs européens tels qu’Arthur Machen ou encore Lord Dunsany ont été ses précurseurs, mais c’est l’Américain Howard Phillips Lovecraft qui est souvent reconnu comme l’autorité suprême en la matière (Cosmicisme est d’ailleurs souvent synonyme de lovecraftien). Dans ses nouvelles, l’humain en quête de connaissance est constamment ramené à son insignifiance du point de vue cosmique. Peu importe ses origines, sa position sociale ou ses intentions, le protagoniste lovecraftien est perdu face à l’immensité de l’univers qui l’entoure, et des sombres secrets qui l’habitent. La recherche de révélation, de savoir interdit, le conduit en principe à la folie, voire à la mort.

La duologie de Pique-nique à Hanging Rock et La dernière vague peut selon toute vraisemblance être classée dans le genre fantastique, mais elle s’apparente plus précisément au Cosmicisme d’un point de vue thématique, même si elle évite, sur la forme, ses travers les plus horrifiques. Spectateurs et protagonistes y sont confrontés à un mystère qui semble défier les lois de la nature telles que nous les comprenons. Dans une récente critique pour The Guardian, Luke Buckmaster écrit : Comme (…) Pique-nique à Hanging Rock, La dernière vague expose l’être humain à des phénomènes naturels sidérants, qui nous rappellent notre impuissance à l’échelle de l’univers.

Certains films fantastiques se parent de réalisme pour mieux choquer, créer un contraste dérangeant qui s’immisce de manière insidieuse dans l’esprit du spectateur. Certains films réalistes se parent de fantastique pour mieux happer notre attention au moyen d’artifices visuels. Dans Pique-nique à Hanging Rock et La dernière vague, le réalisme est la source même du fantastique.

C’est d’ailleurs avec une approche résolument naturaliste, au sens artistique du terme, que Peter Weir choisit de dépeindre le surnaturel dans ses films : lumière et paysages naturels, pas d’effets spéciaux, pas de triche. Nul besoin d’entité tentaculaire émergeant de son abysse pour tourmenter le pauvre Burton, la Nature le fait très bien. Une Nature qu’il a cru pouvoir réduire, pour mieux la contrôler, à des mots qui ne sont finalement rien de plus que des sons, et qui n’ont de sens que parce qu’on veut bien leur en donner. Les œillères que nous portons sont devenues nos yeux, et encore aujourd’hui nous tombons des nues lorsque la Nature, que nous prétendons connaître si bien, nous rappelle qu’elle ne courbera jamais l’échine sous nos coups de fouet.

Il n’est guère étonnant qu’un réalisateur australien se frotte à ces thèmes, et Peter Weir l’explique très simplement : « Nous sommes [ving-quatre] millions dans ce pays, et nous vivons concentrés sur les côtes. Nous restons en bord de mer, aux abords de ce gigantesque continent. Mais sa présence est indéniable, pour qui veut bien le voir. Ce gigantesque néant primordial nous affecte, que nous en soyons conscients ou pas. Il nous est possible de voyager et de rencontrer des paysages inchangés depuis la nuit des temps, bien avant que l’Homme n’apparaisse, à des journées de route de la station-service la plus proche. Nous n’avons pas besoin d’imagination pour nous sentir dépassés. »

Déracinement et authenticité

Avant d’évoquer la notion d’origine dans le film, il est peut-être important de parler de l’origine du projet lui-même. Peter Weir mentionne une étrange prémonition, au cours d’un voyage en Tunisie : « Nous étions sur la route de Dougga, une antique ville romaine, qui ressemble à Pompéi, et nous nous étions arrêtés sur le bord de la route pour nous dégourdir un peu et ramasser des morceaux de marbre. Nous repartions vers la voiture lorsque j’ai eu le sentiment que j’étais sur le point de faire une découverte. Ça a duré quelques secondes. Et puis j’ai vu cette pierre, sur laquelle on pouvait apercevoir trois lignes parallèles. Je l’ai ramassée et je me suis rendu compte que ces lignes dessinaient les doigts d’une main, un poing fermé. La pierre résistait, et j’ai dû forcer pour l’extraire du sol. Une fois déterrée, j’ai vu que la main était connectée à une tête, la tête d’un enfant, coupée au niveau du cou. (…) Je me suis ensuite demandé ce qui se passerait si cela arrivait à un avocat, par exemple. S’il avait une prémonition et trouvait ensuite un indice. Quelqu’un de rationnel, entraîné à examiner les faits, mais qui se mette soudainement à rêver de preuves liées à son affaire. »

Alors qu’il développait le personnage de David Burton, Peter Weir était déterminé à en faire le reflet, et donc l’inverse, des hommes qu’il représente devant la loi. Un homme déraciné, donc, qui a oublié d’où il vient : fils d’immigrés sur une poignée de générations, un « Australien » dont les racines se trouvent à des milliers de kilomètres de là, confronté aux véritables autochtones, dont les racines sont fermement et profondément enfoncées dans ces terres. C’est d’ailleurs pour cette raison que Weir force son personnage à – littéralement – descendre sous terre pour comprendre d’où il vient, ce qui le lie au reste de l’univers. Avant cela, Burton a conscience de n’être personne, mais joue un rôle en se dotant d’un emploi qui sert les lois artificielles de la société, pour s’y faire une place, se distraire, se protéger de toute introspection.

Pour les Aborigènes du film, il n’était d’ailleurs pas question de jouer un rôle. La notion de « jeu » leur est étrangère (au sens où un acteur l’entend). Aux yeux de ces hommes qui vivent dans un monde façonné par les rêves, l’histoire d’un film est aussi authentique qu’aux yeux des personnages à l’écran.

C’est dans cet esprit d’authenticité que Charlie, le personnage de shaman du film, est passé d’être humain – dans le script original – à esprit : les Aborigènes originaires de Sydney n’ont pas survécu à l’arrivée des colons, un élément que Weir était décidé à ignorer dans son script, puisque Charlie devait être l’un de leurs derniers représentants. Mais son interprète le rassure : même s’ils sont tous morts, leur esprit a survécu et a laissé son empreinte dans les lieux qu’ils habitaient. « Ton script dit la vérité. Leurs esprits sont bien là. Mais si je suis l’un des leurs, je ne peux plus être humain. »

Il n’y a aucun romantisme dans la vision des Aborigènes et de leurs mythes que nous offre Peter Weir : il ne s’agit pas de ramener « le Blanc », dépendant de ses lois, de ses sciences et gadgets, à un mode de vie plus simple et plus authentique, mais simplement de lui faire prendre conscience que sa vision du monde n’est pas tout le monde.

Impossible enfin de parler de la notion d’origine sans mentionner l’eau, omniprésente dans le film. Ce milieu bienveillant, propice à la vie, mais aussi terrifiant et dangereux : inondations, lieu de naissance des cyclones et autres raz-de-marée. Le plan final du film nous montre Burton, seul, face à une gigantesque vague avançant vers lui. La dernière ? Ou la première, peut-être ? L’eau est intimement liée à la notion de cycle. Elle fait naître, entretient la vie, la détruit pour mieux la redistribuer.

Nous parlions plus tôt de la formation du monde dans le mythe de la création aborigène. Elle aussi est intimement connectée à l’eau : Baiame, le Premier Être, dont l’un des attributs est la pluie, a donné vie à notre monde en le rêvant, et s’y est ensuite rendu après un déluge pour apporter ses révélations aux survivants. Ce mythe du Déluge est profondément ancré dans la psyché humaine, et apparait dans de nombreuses religions et cultures, pourtant éloignées géographiquement : Bible, Coran, mais aussi mythologies nordique, sud-américaine et chinoise… Un peu comme un écho qui se propage à travers le Temps du rêve, nous liant tous les uns aux autres en dépit des distances qui nous séparent. Cette « dernière vague » est le symbole qui nous ramène à notre connexion au monde, les remous qui viennent titiller notre mémoire atavique. Quel cinéphile pourra nier avoir ressenti cette émotion ? Combien de films ont su nous atteindre, non pas sur le plan intellectuel et au moyen d’un procédé de montage savant ou autre rebondissement scénaristique habile, mais par le pouvoir d’une simple image qui vient se graver à jamais dans notre mémoire, brute, puissante, même une fois dépouillée de son contexte scénaristique ? Un train entrant en gare de La Ciotat. Une luge détruite par les flammes. Un fœtus humain flottant dans le vide intersidéral...

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En 1978, un critique du New York Times déplorait la fin « faiblarde » du film (« Plus le film s’approche de son grand final, plus il perd en puissance. La révélation qu’il nous livre est finalement bien peu gratifiante. »), confirmant par la même occasion que la vision de l’Homme que présente le film est en fait légitime et perspicace : face à l’incompréhensible, il continue à attendre inlassablement une révélation, l’acmé qui viendra sublimer son existence, comme un pouce divin levé en signe d’approbation. L’être humain reste incapable de concevoir qu’il est face à un cosmos aussi vaste qu’indifférent à son sort, qui continue à lui échapper et le condamne à errer dans le noir pour toujours. Il n’y a pas de révélation à attendre. Pas de trophée à remporter. Comme Burton lui-même, nous sommes seuls, face à la vague.

Peter Weir aurait-il un goût prononcé pour le mysticisme ? L’intéressé s’en défend : « Quand les gens me demandent pourquoi mes films traitent du surnaturel, je réponds toujours (…) qu’il n’y a rien de surnaturel là-dedans. Ces choses font partie de la nature. Peut-être plus maintenant que nous avons choisi de percevoir le monde à notre manière. Nous nous sommes mis d’accord, tous ensemble, sur ce qu’était la nature des choses. C’est pour cette raison que nous rions en voyant des tribus se peindre le nez en rouge. C’est pour cette raison qu’eux rient en nous voyant porter des lunettes de soleil. C’est le statu quo. Et s’il est raisonnable de dire que nous nous sommes mis d’accord sur notre définition du monde, il me semble tout aussi raisonnable de penser que cette définition n’est pas forcément la bonne. »

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