Le cinéma de Malick est un cabinet de curiosités. Le cinéma de Malick est une ménagerie. Le cinéma de Malick est un devoir de mémoire d’une Amérique lointaine, d’une Amérique perdue. Le cinéma de Malick est également un témoignage, un témoignage de la nature humaine. Le cinéma de Malick est une peinture de foi, une peinture de la grâce ; une représentation de l’infiniment petit et de l’infiniment grand et une illustration de leurs liens. Le cinéma de Malick est un laboratoire de recherches. Le cinéma de Malick, c’est à la fois tout cela, mais c’est aussi tellement davantage.
Comparé par la cinéphilie à Stanley Kubrick, à John Ford ou encore à King Vidor sur un plan cinématographique, comparé à Johannes Vermeer ou à Vincent Van Gogh sur un plan artistique, Terrence Malick est donc intemporel. Il est inclassable. Depuis 1973, sortie de Badlands, Terrence Malick a consacré environ trois entretiens dans le monde. Son cinéma n’est donc défini par sa personne, il est décrit par ses pairs, par la cinéphilie, et de facto par son cinéma lui-même, par sa production en elle-même. Michael Wilson décrit Malick comme le « poète du cosmos » car il concerne à la fois la nature et le cosmos. Il continue son propos en disant que Malick veut prouver que « l’homme contient le cosmos en lui-même… »
Phase première : la narration
Dans Badlands et Days Of Heaven, ses deux premiers long-métrages, Terrence Malick offre une perception, et plus précisément sa perception de deux moments très importants, voire fondateurs, de l’histoire des Etats-Unis d’Amérique. Badlands dépeint les années 50 des Etats-Unis d’Amérique, moment clé de refondation du pays et, accessoirement, enfance du cinéaste, par le biais d’un fait divers de 1957. Days Of Heaven décrit l’ère des premières machines agricoles au cœur du Midwest. Ces deux films marquent l’entrée du réalisateur dans le cinéma, dans l’industrie cinématographique. Ils sont l’illustration d’un cinéma narratif, les histoires ont un début, un milieu et une fin. Malick met aussi en avant un cinéma contemplatif. Il prend le temps de filmer ce qui est essentiel à ses yeux la nature sauvage et la nature humaine. Ces deux films constituent une première étape dans l’œuvre et la carrière de Malick.
Badlands relate donc un fait divers. Kit et Holly, amoureux, prennent la route dans les Badlands, après le meurtre du père de Holly. Les cadavres se multiplient sous la gâchette de Kit. Ils deviennent très vite hors-la-loi et recherchés par les autorités. De par cette histoire, Malick réfléchit sur la place d’une histoire individuelle dans l’humanité. Kit pense que son histoire, ce fait divers en soit, peut prendre place dans la grande histoire de l’humanité, et que de fait il peut trouver un sens à son existence à l’échelle du cosmos. Cette histoire s’inscrit très clairement dans une continuité de l’industrie cinématographique américaine. Dans La Fureur de Vivre (1955), James Dean campe le mythique personnage de Jim Stark. Outre la ressemblance à la fois troublante et frappante entre Martin Sheen (Kit) et James Dean (Jim Stark), Badlands s’inscrit dans cette thématique de l’avenir, du sens de la vie de la jeunesse américaine. Nicholas Ray et Terrence Malick posent, de manière différente, les mêmes questions au spectateur. Badlands est alors l’héritier de La Fureur de Vivre, mais lègue une thématique profonde retrouvée dans Mean Streets de Martin Scorsese. La violence est une clef d’accès à une certaine place dans la société. Malick, très intelligemment, livre un film profond sous forme d’un road movie et d’un film « grand public ». Volontairement inspiré de la culture hollywoodienne des années 50, le film dépasse le simple récit du fait divers en le magnifiant par des questionnements qui habitent le réalisateur américain.
Days Of Heaven, deuxième film de Malick, raconte l’histoire du couple Bill et Abby. Cueilleurs dans une propriété de blé, le fermier, malade, tombe amoureux de Abby. Bill décide de pousser Abby dans les bras du fermier pour espérer toucher un héritage. Avec Badlands, Days Of Heaven est un film qui traite de la grande histoire, des grands questionnements par le biais de la « petite histoire ». Damien Ziegler décrit plus précisément « L’un des enjeux du récit est cette confrontation de la petite histoire des personnages avec la grande histoire d’un pays, et au-delà, de l’histoire du monde. » La question pourrait alors se poser : n’est-ce pas tout l’enjeu de la production de Malick ?
Dans Days Of Heaven, une des scènes clefs du film est l’attaque des sauterelles. Cette attaque, pour Malick, est un rappel de la puissance de la nature. La nature se prête à l’homme mais peut tout aussi bien en reprendre son contrôle. Les sauterelles apparaissent comme un fléau, comme une punition à l’homme. Elles sont comme une sanction apocalyptique se présentant à l’homme. Cette thématique et ce style, on le retrouve chez Hitchcock, dans Les Oiseaux. Les oiseaux de Hitchcock attaquent l’homme, à l’image des sauterelles de Malick, comme une punition des vices humains. Days Of Heaven est dans le panthéon du cinéma des années 70. Sur un esthétisme qui recherche la perfection, ce qui rappelle Kubrick, et sur une inspiration du cinéma des années 50, Malick affiche son lien fort avec l’industrie cinématographique américaine mais aussi une personnalité singulière.
Le hiatus
L’œuvre d’un artiste est très fréquemment décrite par sa production en elle-même. Terrence Malick ne déroge pas à la règle. Néanmoins, Terrence Malick se raconte aussi par son hiatus, peut-être le plus singulier, peut-être celui qui a le plus de sens dans l’histoire du cinéma et dans l’industrie cinématographique. La cassure entre sa personne, l’artiste qu’il est, et l’industrie vient très probablement de cette absence, de ce retrait. Après deux films très bien accueillis par la critique, qui ont trouvé un public, Terrence Malick décide de se retirer de cette industrie qui l’oppresse. Aujourd’hui, ce fossé de 20 ans est étudié, contemplé, admiré, mais en 1978 la cinéphilie ne pouvait se douter qu’elle allait être orpheline de Malick durant autant d’années. Très discret, cette absence ne peut être commentée, ni décrite, mais elle est significative de l’œuvre de Malick. Elle fait partie intégrante de son œuvre. Avec un regard contemporain, ce hiatus a la place d’un film dans la carrière de l’artiste. Il est intéressant de constater que ce hiatus est significatif dû à sa carrière. Détaché de la mondanité cinématographique, détaché de toute règle, Malick prouve qu’il fait ce qu’il veut dans un système très différent de sa pensée.
Deuxième phase : Une narration contemplative
1998 marque le retour du cinéaste avec The Thin Red Line. Ce film fait l’objet d’un choc inouï, de retrouvailles entre un réalisateur disparu et un public abandonné, d’une renaissance d’un artiste. Son retour est synonyme d’une fièvre, d’une fièvre cinéphilique.
Cette fièvre est significative de l’état de la cinéphilie mais aussi de l’industrie cinématographique au retour du réalisateur. The Thin Red Line fait l’objet d’une bombe. Malick qui n’a jamais affolé l’industrie cinématographique est à cet instant T le centre de toutes les attentions. De nombreux acteurs sont auditionnés, tout le monde veut jouer avec Malick. Une distribution cinq étoiles est alors choisie. The Thin Red Line est un film de guerre, mais ce n’est pas, et c’est loin d’être, un film de guerre classique. The Thin Red Line relate le débarquement de Guadalcanal durant la Seconde Guerre mondiale et la guerre qui suit contre les Japonais. Malick pose comme toile de fond l’horreur de la guerre mais aussi l’horreur de la nature humaine, et n’oublie pas de décrire, le plus précisément possible, le danger de la guerre et le danger de la nature. The Thin Red Line n’a pas de « personnage principal », il ne suit pas une histoire ficelée, il raconte juste l’Homme, la guerre et la nature en posant des questions qui sont propres à Malick. Terrence Malick prend alors un virage dans son cinéma, un virage naissant mais non franc dans Days Of Heaven. La narration est alors plus libre, la mise en scène plus expérimentale. Malick étudie l’homme, la guerre et la nature comme un ethnologue. Il est très difficile de comparer The Thin Red Line. The Thin Red Line, à l’image du retrait du réalisateur, marque un tournant dans la carrière de l’artiste. Il est très probable même que ce retrait ait participé à la transformation du cinéma de Malick et donc à la glorification de l’artiste qu’il est dans cette industrie du cinéma. Son cinéma a évolué, il est comme passé dans ce qui pourrait être considéré comme la deuxième phase de son œuvre.
The New World est le quatrième film de Terrence Malick, et le deuxième de sa « deuxième phase ». En 2005, soit sept ans après The Thin Red Line, Malick donne sa vision de la colonisation anglaise sur le territoire américain. Ce moment fondateur est illustré par l’histoire d’amour tumultueuse entre Pocahontas et Jon Smith. Laetitia Masson décrit alors le génie et le cinéma de Malick dans une lettre ouverte à Christian Bale, pourtant acteur secondaire du film. « Je me suis souvenue de l’impression incroyable que j’avais eu de vous, dans The New World et qui raconte pour moi le génie de Terrence Malick et par association le votre. Il arrive par son choix de casting, par sa direction d’acteur à vous faire incarner le deuxième homme dans toute sa splendeur. C’est à dire celui qui vient après qu’une femme ait été abandonnée, après qu’elle ait été trahie, trahie par un homme flamboyant, irrésistible, qui préfère l’aventure à l’amour. Vous êtes donc ce deuxième homme, celui qui vient sauver cette femme. Vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes doux, vous êtes parfait. Mais l’idée de génie de Malick et votre génie d’acteur à vous font que malgré toute cette beauté, toute cette bonté, cette femme ne vous aimera jamais autant que l’autre, l’abandonneur, le dégueulasse. Le spectateur pense comme elle. Il vous trouve moins charismatique que Colin Farrell, moins fort, moins puissant. Il vous trouve sympathique mais banal. Et vous qui savez jouer les héros, les sauveurs. Vous qui avez un charme irrésistible, vous jouez, pour Malick, le retrait, le second rôle, le discret, la pâle copie, l’homme invisible. Et c’est grâce à vous qu’on comprend tout le dilemme de l’amour. Passion contre raison. Calme contre fureur. » A l’image de Malick, Laetitia Masson ne s’attarde pas sur le sujet principal l’amour entre Pocahontas et Jon Smith, ni sur ce qui fait le film la colonisation anglaise, mais sur le jeu d’un acteur, d’un acteur secondaire. C’est en cela que sa description, sa définition sur le travail de Malick prend tout son sens et est emplie de vérité. Malick laisse le spectateur aller à « l’essentiel » et détaille, décrit et filme ce qui l’entoure : l’imperceptible, l’invisible, l’intangible.
The Tree Of Life marque en 2011, un nouveau retour de Terrence Malick. Après The Thin Red Line, l’industrie et les producteurs sont derrière lui, et il y a un constat : Terrence Malick peut refaire des films après son retrait de 20 ans. The Tree Of Life raconte la vie d’une famille texane, dans les années 50, endeuillée par la mort du fils cadet. Depuis, Jack O’Brien, son frère, recherche la paix en se remémorant cette vie lointaine et en menant une introspection et une réflexion sur la vie. Ce film entre dans la deuxième phase de la carrière cinématographique de Terrence Malick. Tout comme Days Of Heaven, il entreprend un nouveau tournant qui n’est pour l’instant pas affirmé entièrement. The Tree Of Life se veut tel un essai qui réfléchirait sur la place de l’humanité dans le cosmos, la vie, la mort, la famille et la foi. Il veut opposer la nature à la grâce, comprendre ces deux voies respectivement représentées par le père (Brad Pitt) et la mère (Jessica Chastain).
The Tree Of Life s’inscrit dans une continuité de The Thin Red Line et The New World. Très proche stylistiquement et dans son propos de 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick, The Tree Of Life casse les codes et déchaîne la fougue des critiques et des spectateurs. Admiré et décrié, mais novateur (malgré le lien avec 2001 : A Space Odyssey), The Tree Of Life « ouvre néanmoins la voie à des films plus contemporains, situés en milieu urbain, au propos plus sobre et donnant moins l’impression d’être tournés avant tout pour le réalisateur. » Et si l’apport et l’influence de The Tree Of Life étaient inquantifiables et inqualifiables à sa sortie ? Le travail de Malick a une influence majeure sur la façon de voir, percevoir et faire le cinéma. A l’image de 2001 : Space Odyssey, non adulé par la critique lors de sa sortie en 1968, The Tree Of Life fut moqué mais tout autant adoré par les spectateurs. Tout comme 2001 : Space Odyssey, seul le temps pourra ou non déterminer l’influence et l’importance de The Tree Of Life dans le septième art.
Phase troisième : le tournant artistique, un cinéma expérimental
La trilogie expérimentale de Malick, To The Wonder en 2012, Knights of Cups en 2015 et Song To Song en 2017, avec le documentaire Voyage Of Time (2016) constituent la troisième phase de Terrence Malick. En nette cassure, cassure tout de même naissante avec The Tree Of Life, par rapport au reste de son oeuvre, ces quatre films sont aussi pour Malick une nouvelle manière d’appréhender le cinéma. Dans un rythme effréné, en rapport à ses dernières productions, Malick ne filme pas, ne produit pas ses films de la même manière. Avec des pauses très courtes entre les films, Malick produit à un rythme hollywoodien des productions qui n’ont rien à voir avec le monde hollywoodien. Terrence Malick utilise le cinéma comme un laboratoire de recherches, tant dans la forme, dans le fond, ou dans la manière de produire ses films. La « trilogie expérimentale » et le documentaire posent des questions.
To The Wonder pose la question de la tromperie dans un couple et de la place de la foi dans l’humanité. Knights Of Cups raconte l’histoire d’un scénariste Hollywoodien qui essaie de se réconcilier avec lui-même malgré qu’il soit happé dans les abysses d’un système (le système Hollywoodien) loin de ses idéaux. Damien Ziegler souligne le dialogue, opéré par Malick entre l’art contemporain et l’esthétique urbain. Dans Voyage Of Time, Malick pose les questions de son œuvre dans un documentaire, des questions sur l’humanité et sur l’univers. Malick pousse son goût de la perfection et son goût de l’esthétisme à son paroxysme. Dans l’ensemble de ses précédents films, Malick cherche à magnifier ses thématiques, ses sujets, c’est alors ce qu’il continue à réaliser par le biais du documentaire. Directement lié à The Tree Of Life, mais dans un format et une approche qui sont complètement différents, Terrence Malick continue son tournant artistique. Il s’affranchit de l’histoire, de la narration, pour faire le cinéma qu’il souhaite faire. Il sort en 2017, le dernier opus de sa trilogie, trilogie proclamée par la cinéphilie et le monde cinématographique. Song To Song raconte une histoire d’amour sous fond d’industrie musicale. Cette histoire, similaire à Knight Of Cups (acteurs principaux, thématique, questions posées…) permet à Malick de continuer à s’interroger sur l’humain et sur l’absurdité de notre temps. Ces quatre films, comparables à des peintures abstraites laissant voguer nos interprétations, permettent à Malick de faire éclater le nouveau cinéma qu’il décide de produire. Un cinéma expérimental, contemplatif, la caméra erre à l’image des personnages qu’elle filme. Malick capture des moments parfois fugaces, parfois importants. En rupture avec son cycle de réalisation, des années d’attente entre les films, Malick réalise quatre films en moins de cinq ans. Michael Wilson précise en 2014, à propos de Terrence Malick, « Personne ne peut nier que Terrence Malick est un des grands poètes de l’histoire du cinéma. Ce qui est un miracle pour moi c’est qu’il réussisse à faire des films car on ne donne pas souvent la chance à des poètes dans ce système. » Ces propos, antérieurs au quatre films cités, sont, pourtant, significatifs de cette période de la carrière de Malick. Le système hollywoodien ne laisse que très peu des réalisateurs, comme Malick, travailler un tel cinéma.
Phase quatre : un retour à la deuxième phase?
A Hidden Life sort lors de l’année 2019. Présenté à Cannes, A Hidden Life est vite adulé mais aussi décrié. Il faudra patienter novembre pour une sortie officielle. A Hidden Life, c’est l’histoire d’un homme qui refuse de se battre pour l’Etat allemand nazi, lors de la Seconde Guerre mondiale, au nom de ses idéaux. Il sera alors emprisonné, jugé, et condamné. A Hidden Life est comme un retour en arrière pour Malick, il rejoint The Thin Red Line, The New World et The Tree Of Life. Il reprend le thème de la guerre (présent aussi dans The Thin Red Line) et de la foi (dans The Tree Of Life).
Après cinq ans d’expérimentations, Terrence Malick revient à un cinéma narratif qui contemple et admire la vie cachée d’un homme tout en magnifiant l’Autriche, pays du protagoniste. Il continue de filmer l’invisible mais aussi le matériel. Néanmoins, ce qui est passionnant chez Malick, c’est qu’il arrive à étonner son public et l’industrie. Mais lorsque son cinéma est étudié il y a une impression de continuité, comme si il savait parfaitement là où il voulait aller, et ce depuis Badlands, son premier film. A Hidden Life est comme un aboutissement de sa deuxième phase mélangée à toutes les expérimentations de sa troisième. Philippe Rouyer précise même « A Hidden Life est la synthèse de ce que Terrence Malick faisait avant et de ses trois films expérimentaux. Il raconte une histoire historique, très linéaire, mais avec tout l’apport de cette expérimentation qu’il a faite sur ses trois derniers films. C’est ce qui donne un prix énorme au film. » Malgré l’inspiration de l’entièreté de sa carrière dans ce film, Malick arrive à dégager une sensation qui ne s’est finalement jamais perçue dans son cinéma. Est-ce que le prochain projet de Malick entrera dans cette quatrième phase ?
Il est intéressant de constater que le cinéma de Malick est à la fois définissable et indéfinissable. Ce que le public pense acquis chez Malick peut voler en éclats dans le film qui suit. Malick pense un cinéma qui lui est propre et qui lui ressemble. Tout comme le personnage qu’est Malick et la pensée malickienne, son cinéma est en perpétuelle évolution, et ce depuis 1973.
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