? Réalisateur : Shôhei Imamura
? Casting : Miki Norihei, Yoshiko Tanaka, Kazuo Kitamura
? Genre : drame
? Pays : Japon
? Sortie : 13 mai 1989 (France), 29 juillet 2020 (ressortie France)
Synopsis : Hiroshima – 6 Août 1945. La vie suit son cours, comme tous les jours. Un terrible éclair déchire le ciel. Suivi d’un souffle terrifiant. Et l’Enfer se déchaîne. Des corps mutilés et fantomatiques se déplacent parmi les amas de ruines. Au même moment, Yasuko faisait route sur son bateau, vers la maison de son oncle. Une pluie noire s’est alors abattue sur les passagers. Ils ne savaient pas, ils ne savaient rien Quelques années plus tard, les irradiés sont devenus des parias dans le Japon d’après-guerre.
Le calme. Le silence, celui d’un quotidien aussi morne qu’agréable. Et puis, « l’éclair », et la déflagration. En un instant, des vies basculant dans un abîme sans fond.
Au jour du 6 août 1945, la vie des habitants d’Hiroshima sombre dans les abîmes. Avec cette bombe atomique lancée par l’armée américaine, la guerre prend son tournant final (le Japon capitulera quelques semaines plus tard), et les habitants de cette ville subissent les conséquences d’une guerre qu’ils n’ont pas faites. Ils sont les perdants d’un combat auquel ils n’ont pas pris part, les victimes d’une attaque complètement démesurée. Et si cette attaque marque la fin du conflit le plus meurtrier du XXème siècle, c’est le début, pour le Japon, d’une longue agonie mémorielle.
Comment imaginer l’avenir dans ces conditions, comment se relever d’un conflit unilatéral ? A cette question, Shôhei Imamura répond dans un portrait grinçant, faisant d’un village post-Hiroshima de 1950 le diagnostic d’un pays honteux de ses survivants.
Les hibakusha, littéralement les « personnes affectées par l’exposition », sont au cœur de Pluie Noire. On désigne par ce terme les victimes des bombes nucléaires larguées par les Etats-Unis d’Harry Truman les 6 et 9 août 1945 ; un statut reconnu à environ 650 000 personnes par le gouvernement. Et cette terminologie englobe aussi bien les victimes mortifères des explosions, celles qui en ont péri sur le moment, que les personnes ayant contractés des maladies sur le long terme, aussi bien que celles n’ayant relevées aucun symptôme, et dont le seul tort est d’avoir été à proximité des explosions. Une ignorance (notamment sur le plan médical) qui, liée à l’appât sociétal pour la rumeur, a donné à l’avenir des hibakusha une dimension tragique.
En effet, parmi les travers du Japon se trouve celui de la discrimination. Exercée pendant l’ère féodale envers les burakumin¸ communauté dévolue aux tâches ingrates, elle s’est perpétuée envers les hibakusha qui ont mis à mal l’idée d’une pureté de la race. Et dans un pays traditionnellement fier (le symbole du samouraï et du hara-kiri en est un exemple probant et connu en Occident), ils sont le symbole de l’immense débâcle, voire de l’humiliation face à un pays qui a démontré, sur le moment, sa supériorité écrasante.
Ainsi a débuté pour les hibakusha un long chemin de croix mémoriel, rejetés, détestés pour ce qu’ils représentent. Après avoir traversé l’enfer de l’attaque nucléaire, pour certains s’en être « sortis » avec des séquelles physiques irrémédiables, les voilà condamnés à l’opprobre éternelle, devenus la honte d’une Nation qui bascule ici dans l’orgueil.
C’est dans ce cadre-là que Shôhei Imamura place le récit de Pluie Noire. Et rappeler le contexte historique fait soulever un point très important : là où les Etats-Unis ont su traiter leurs catastrophes (celle du Vietnam par exemple, on vous renvoie à notre article ici) au cinéma avec beaucoup de liberté, le Japon a eu beaucoup plus de difficultés à s’interroger sur ses propres échecs. De manière détournée (Godzilla en 1954) ou impropre au pays (l’immense Hiroshima mon amour d’Alain Resnais en 1959), mais très rarement issue de sa propre culture cinématographique.
Auréolé de sa Palme d’Or au Festival de Cannes 1983, Shôhei Imamura met donc avec Pluie Noire en 1989 son pays face à son échec. Le film en sera justement un, d’échec, mais qu’importe : avec Pluie Noire, Imamura réveille avec une grande pudeur les démons d’un pays, rappelant par là le pouvoir cathartique du cinéma.
Le film s’ouvre justement sur la catastrophe nucléaire du 6 août 1945. Alors que la bombe retentit, soufflant tout sur son passage, le spectateur suit le parcours de la jeune Yasuko ainsi que de son oncle et de sa tante, qui cherchent à s’éloigner au plus vite des lieux du drame. Sur leur chemin, la vérité, morbide : les corps décharnés, la peau calcinée, un jeune homme qui ne reconnaît plus son petit frère… Des quasi-zombies, que la mort n’est pas encore venue soulager de leur souffrance. En ouvrant Pluie Noire sur une séquence aussi éprouvante, Imamura met le spectateur face à l’horreur de la guerre et ses conséquences. Mais sans jugement : il ne s’agit évidemment pas d’une diatribe anti-américaine, bien au contraire. Mais avec cette première séquence, où le calme apparent succède à la panique, où le cinéaste montre la réalité crue à un pays qui s’est longtemps voilée la face, le ton est posé, et dans une réussite totale, le spectateur s’inscrit directement dans une empathie réelle avec les personnages.
Mais le film se détourne bien rapidement de cette sordide réalité, nécessaire pour poser son cadre. La partie majeure de l’histoire se déroule en 1950, dans un village de réfugiés d’Hiroshima. Le calme semble régner, le quotidien reprendre son cours. Mais le spectateur comprend vite que si l’impact des attaques nucléaires est aussi dévastateur, c’est par sa nature pernicieuse, lancinante.
Yasuko, justement, va être le personnage central du film. C’est une survivante de cette « pluie noire », tombée sur les habitants proches du lieu d’impact mais qui n’ont pas été directement touchés ; une pluie noire qui, grâce au magnifique travail du noir & blanc de Takashi Kawamata, semble être le sang de victimes qui coule face à ceux qui auront la « chance » de survivre. 5 ans plus tard, cette pluie a disparu, mais elle semble toujours coller à la peau de Yasuko, comme une maladie invisible. Cette pluie noire, c’est la honte, les pleurs d’un pays bafoué dans son honneur, le sang versé pour un honneur bafoué.
Et pourtant, les souhaits de Yasuko, face à cela, semblent bien dérisoires ; elle ne veut que se marier, vivre une vie normale. Mais pour ce qu’elle représente, elle est condamnée à la lutte, la rumeur (l’ignorance des conséquences sanitaires insémine l’idée que les rescapés seraient porteurs de maladies transmissibles). On refuse à Yasuko, mais aussi à ses proches et aux différents rescapés, le droit d’exister. Au final, ils ne sont plus que des morts-vivants : ils vivent avec la crainte de la mort, qui parcourt l’entièreté de Pluie Noire, parsemée ci et là de décès par maladies des rescapés. Un rappel étouffant et constant des conséquences d’un événement sans précédent.
Mais alors qu’ils doivent vivre avec cette idée de la mort (et Yasuko elle-même sera touchée en son être), leur humanité même leur est spoliée : rejetés, vus comme les parias du nucléaire, ils sont diabolisés, et la population « saine » tente de les cacher à ses propres yeux. Forcés au repos par les sévices physiques subis, ils sont par exemple accusés du délit de fainéantise, exemple parmi tant d’autres d’une discrimination affirmée qui parcourt l’ensemble de Pluie Noire.
Pour Shôhei Imamura, il est nécessaire de mettre le Japon face à ses démons. Marquée dans son œuvre, cette critique sociale ici concentrée au sein d’un village et de sa fantastique galerie de personnages végétant plus ou moins autour de Yasuko, s’exerce avec une extrême pudeur. L’utilisation du noir et blanc en est un exemple parfait, et une excellente décision. Avec elle s’accentue le désastre de la guerre : pour les hibakusha, tout semble sans vie, chacun cherchant à vivre une vie normale mais n’y parvenant pas, ou étant empêché de le faire. Pour ces gens, la vie a disparu, et la couleur avec elle.
Membre de la Nouvelle Vague japonaise (qui tend à démystifier les différentes figures mythologiques traditionnelles pour tendre à l’étude des problématiques sociales plus exogènes), il saisit ainsi la nécessité de laisser agir ses personnages, et avec eux, l’histoire de son pays. Moteurs du récit, ils sont souvent filmés dans un cadre très fixe, très apaisant mais aussi vecteur d’une émotion décuplée. Rien ne ressort du cadre, et ainsi, la moindre parcelle d’émotion saute aux yeux comme l’expression d’un profond chagrin intérieur. La musique accentue également l’aspect solennel et funeste d’un moment douloureux de l’histoire du Japon, venant compléter une mise en scène très étudiée et créer un espace oppressant, d’où la vie ou l’humanité a des difficultés à s’échapper.
Mais Imamura ne sacrifie pas ses personnages sur l’autel d’une mise en scène volontairement austère. Chacun d’entre eux a une enveloppe propre, qui permet une identification immédiate, créant une chorale, certes funeste, mais qui donne à l’ensemble un cachet réaliste proprement saisissant. Ironiquement, de ce village qui s’engouffre dans une profonde morosité se dégage la vie, la sensation d’une existence possible, au-delà de nos contrées occidentales.
L’histoire tournant autour de Yasuko, c’est par elle que passent les relations entre les personnages. La prostituée et sa fille Fumiko, qui ouvre l’espace sur d’autres horizons ; Shigematsu et Shigeko, son oncle et sa tante, une famille de substitution qui donne lieu à d’émouvantes scènes ; l’amourette de passage, touchant de naïveté ; ou encore le soldat rendu fou par la guerre, qui bondit à l’attaque à chaque bruit de moteur, offrant des scènes emplis de tristesse face à l’évidence des conséquences irrémédiables. Et finalement, Yasuko, malgré l’absence de séquelles visibles, trouvera en Yuishi, dont le traumatisme est plus qu’évident, la seule personne à même de la comprendre.
C’est peut-être cela, la plus grande séquelle de cette attaque nucléaire : la honte, et donc le rejet, la discrimination, aussi pernicieuse que le furent les maladies causées par l’irradiation. On observe à plusieurs reprises la famille Shizuma remonter l’horloge du salon : comme si le temps, plus que s’arrêter, se ralentissait, comme si, sans empêcher les gens de vivre, on les condamnait à une demi-mort, à une humanité mortifère, représentants de la honte d’un pays. Constat fort, mais terriblement réel, de Shôhei Imamura, dont la pudeur honore un film qui met le Japon face à ses responsabilités et, au-delà, s’impose comme une nécessité historique et mémorielle.
Face à cela, les quelques défauts du film ne sont que peau de chagrin ; quand le temps des personnages semble, dans ce marasme mémoriel, s’arrêter, c’est aussi le nôtre qui ralentit, et nous assistons, le souffle court, à la confirmation du talent d’un cinéaste quasiment devenu historien, peut-être l’un des témoins les plus importants de son époque.
Note
8,5/10
Preuve sensationnelle de la nécessité de l’art comme catharsis, Shôhei Imamura expie avec Pluie Noir les péchés de son pays dans un récit douloureux, poétique autant que funeste, et diablement réussi.
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