Le 8 mars prochain sortira en DVD et Blu-ray l’un des plus grands films de 2022 : Pacifiction – Tourment sur les îles, de l’espagnol Albert Serra. Grand oublié du palmarès du dernier Festival de Cannes où il a été présenté en compétition pour la Palme d’Or, le film nous envoie à Tahiti.
Nous y faisons la rencontre du Haut-Commissaire de la République De Roller. Ce représentant de l’état français, habitué de la boîte de nuit le Paradise Night, entre quelques fois au contact de la population tahitienne dont il est informé de la colère sociale. On l’informe également de l’étrange présence de sous-marins au large du Pacifique, supposément lancés par la France afin de reprendre les essais nucléaires. Et ainsi, De Roller va peu à peu plonger dans une profonde paranoïa qui va lui faire remettre en question son utilité et sa confiance envers le gouvernement et les gens autour de lui…
LE TRIVIAL DE LA CHRONIQUE, L’INSAISISSABLE DE LA PARANOÏA, L’ABANDON DE LA TRANSE
Dès le début, Serra prévient le spectateur un peu trop conformiste : dans Pacifiction, il s’agit moins de raconter une histoire claire que de proposer une véritable expérience. De transmettre une atmosphère à la fois dépaysante et malsaine. Tout commence au Paradise Night. Dès le début, une délicieuse et excitante ambiguïté est de mise. Le film commence vraiment comme une sorte d’étrange bal dans lequel nous découvrons De Roller et quelques autres personnages bizarres. Parmi eux, un amiral que l’on découvre par la suite visiblement en proie à quelques délires… Sous nos yeux, des personnages ayant quelque chose d’indiscernable, d’insaisissable.
On en découvre d’autres plus tard dans le film : un étrange client d’hôtel portugais, venu pour des raisons politiques. Ou encore deux étranges personnages américains… Quels sont leurs intérêts ? Que font-ils à Tahiti ?
Il en est ainsi pendant 2 heures 40, durée pleinement exploitée par le film qui en devient une superbe fresque. L’on suit De Roller évoluer dans un monde étrange, impossible à comprendre, à cerner.
Après cette étrange introduction au Paradise, on voit De Roller occuper ses fonctions entre le contact avec les tahitiens et le Paradise Night. Le spectateur est malgré tout également tiraillé par cet homme tout aussi ambigu. Il semble à la fois détaché et impliqué dans ses affaires à Tahiti, qui constitue un personnage à part entière… Si les événements qui s’y déroulent sont (d’abord) fort triviaux pour De Roller, l’île semble néanmoins vouloir le minimiser à tout prix. Il suffit de voir cette scène impressionnante de compétition de surf, avec ces grandes vagues déferlantes. Quant à la boîte, il s’agit vraiment du noyau du film concernant les relations humaines. C’est là qu’elles se tissent, que les contacts s’établissent. C’est aussi là que l’on découvre les quelques paranoïas de De Roller envers ses collaborateurs. Cette crainte qu’on lui cache des choses se voit renforcée par ces mystérieux sous-marins au large.
Après leur découverte, le film épouse encore plus le point de vue de De Roller. Ses repères se perdent peu à peu pour glisser vers une éblouissante transe. Le film s’accordant avec lui, on assiste alors à un sublime abandon de toute progression narrative. Nous amenant à un dernier tiers qui constitue à lui tout seul probablement l’un des plus grands moments de cinéma de 2022.
UNE MAGNIFIQUE PHOTOGRAPHIE ET DES ACTEURS ÉLECTRISANTS, DONT UN BENOÎT MAGIMEL RAVAGEUR
Le tout est renforcé par un magnifique travail sur l’image. Tout d’abord, la photographie signée Artur Tort. Le flou narratif de Pacifiction est aussi visuel : une sorte de flou qui rend les personnages et Tahiti fantomatiques réside à l’image. Mais notons aussi l’utilisation de filtres colorés. Ces effets visuels donnent réellement la sensation de vivre une sorte de cauchemar sensuel et poétique. Notons également un assombrissement des contours de l’image qui renforce cette impression de rêve étrange…
Albert Serra a une méthode particulière concernant la direction d’acteurs. Chez lui, elle passe par une grande part d’improvisation laissée aux acteurs, qui peuvent donc faire ce qu’ils veulent. Ils ne doivent jamais s’arrêter de jouer tant que le réalisateur espagnol ne donne pas l’ordre de couper la caméra. Cela pour leur donner tout un espace de jeu. Et le résultat est grandiose. Déjà, comment ne pas parler de Benoît Magimel ? Il est tout simplement éclatant et son charisme rend son personnage fascinant à suivre dans sa paranoïa. À ses côtés, le tout aussi charismatique Matahi Pambrun mais aussi Pahoa Mahagafanau, séduisante mâhû (hommes tahitiens à l’expression de genre féminine et ayant un grand rôle spirituel et culturel).
Ainsi, il résulte de Pacifiction – Tourment sur les îles un grand film, séduisant par son mystère. Le spectateur n’est jamais sûr de rien concernant ce qu’il voit. Albert Serra sait tisser ses toiles dans son esprit pour le faire perdre dans cette fresque onirique d’une étrange sensualité. Cet onirisme est renforcé par la photographie et le jeu de Benoît Magimel, imposant dans son rôle de Haut-Commissaire dont la perte progressive de repères emporte et fascine.
Voir la bande-annonce :
Auteur/Autrice
Partager l'article :