Je vous sens perplexes. « Qui c’est ça encore ? » Tout à fait normal que cette figure issue de la culture bis des années 70 ne parle pas à tout le monde. Mais comprenez-moi bien. Aucune autre personnalité sur cette Terre n’aura laissé de son regard cette emprunte si vive dans nos esprits et sur pellicule. Et ici, on vénère le cinéma japonais. Alors c’est tout gagné.
UN PEU DE CONTEXTE
En pleine expansion de la violence et du nu, le cinéma de la Nouvelle Vague japonaise s’est divisé en multiples facettes, que ce soit avec les films politiques retords de Shohei Imamura, avec la saga électrique des Yakuzas de Kinji Fukazaku ou encore avec l’envolée des tabous chez Nagisa Oshima. Très longtemps compressées par la censure impériale, américaine puis sociétale, les images sexuelles et crues au cinéma nippon étaient totalement impensables du début du muet et ce jusqu’à la moitié des années 60. Mais comme toute contre-culture, ce qui éprit le cœur du peuple devint à son tour la figure de proue, une sorte de monnaie dont la valeur n’était qu’un retour sur investissement. Les grandes Majors comme la Toho, la Toei ou la Shochiku suivent la mode (cette dernière survit en produisant les Pink Eiga, un genre érotique très populaire) et proposent à leur tour au grand public de l’hémoglobine par hectolitres, de la viande qu’on déchire et des corps nus et malmenés, le tout sur un fond new wave aux couleurs hallucinantes et du jazz expérimental. Le patron de ce type d’excentricité reste bien sûr Seijun Suzuki, mais il n’est pas la seule figure émergente de l’époque.
On y trouve aussi Kenji Misumi qui, depuis dix ans, produit la série des Zatoichi, qui comme James Bond va évoluer au fil du temps et reprendre les codes de chaque période dans sa photographie, musique, cadrage, etc… Le film bien sage de samouraï noble au noir et blanc impeccable laisse sa place aux traques folles sur fond de rock alternatif !
ON PENSE AVANT, ON COGNE APRÈS
C’est dans ce contexte que l’ex mannequin Meiko Kaji est engagée pour jouer une jeune détenue du nom de Nami dans une prison pour femme. Rien n’est anodin, puisqu’il s’agit là d’une des plus grandes licences japonaises profondément féministe du cinéma d’avant-garde. Bien que Female Prisoner Scorpion se soit étendu sur une dizaine d’épisodes, le cœur que forment les deux premiers chapitres établissent une formule culte, bien pensée et particulièrement choquante. On y suit les mésaventures de Nami dans l’univers carcéral, son seul crime étant d’avoir placé sa confiance en la mauvaise personne. Loin d’être manichéens, les deux métrages dépeignent un monde ultra masculin dans lequel la femme n’est qu’une sorte de bête, rendue animale voire objet, au seul plaisir précaire de l’instinct mâle. Que de trahisons, de combats intérieurs et de traques !
C’est en vérité un message fort qu’adresse le film aux japonaises : « Tiens bon ! Tu n’es pas seule, bats-toi ! » Toujours lourde de sens, la mise en scène souvent maladroite au début puis tout à fait savante à la fin, jongle entre ridicule du cinéma bis et caméra vérité. Soit on assiste à des discours de méchant de cartoon borgne avec des éclairs, soit on endure aux côtés des personnages une série de viols cruels loin d’être cathartiques, une sorte de témoignage absolue d’une cruauté tellement présente qu’elle en devient habituelle, voire morne. C’est dans cette partie que surprend La Femme Scorpion.
Et ce sont ces évènements, drames après drames, qui font de Nami une égérie absolue de la vengeance. Icônisée à outrance par son costume, l’actrice ne s’en passera d’ailleurs plus durant toute sa carrière. Muette, directement inspirée du Samouraï avec Alain Delon, cette force tranquille dévore tout sur son passage, monopolise notre attention à l’écran et retient même nos oreilles en otage, Meiko chantant aussi les chansons de ses films. Grandiose vous dis-je !
TOUJOURS HYBRIDE
Exactement comme le fait Seijun Suzuki, l’espace visible est modulé pour correspondre au voyage spirituel de l’héroïne. Ainsi, il n’est pas rare de passer trente minutes en espace sauvage naturel pour enchaîner sur une vision onirique, toute pleine de couleur, clairement filmée sur scène dans un théâtre de quartier, avec un enchaînement d’effets plastiques tous réussis. C’est ce qui fait de la saga une perle de son époque. Pulp, décalée. Parfois, le montage et certains raccords pourront vous paraître tout à fait dérisoires. Puis vous vous direz « Mais c’est du Pasolini en fait » avant de repartir sur votre premier avis. C’est cet aspect insaisissable, hybride, qui rend les films si uniques.
Une imagerie à la fois fantaisiste très plastique, en studio assumé, puis en décors naturels arides aux tons crus, les films font parfaitement le pont entre la modernité d’une époque contestataire et un héritage noble du cinéma. Dans l’excès des productions exutoires de l’époque, cette œuvre punk se hisse au niveau de ses confrères tels que Baby Kart et Tokyo Drifter pour dépeindre avec soins les travers sociaux d’un japon des années 70, totalement occidentalisé. Avec la délicatesse d’un buffle qui charge un bus, mais avec l’élégance d’une actrice qui, coiffée de son éternel chapeau, fait saigner sur le corps des hommes les larmes de toutes, on (re)découvre avec plaisir cette Femme Scorpion, toujours aussi belle, toujours aussi provocante.
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