Né à Strasbourg le 4 juin 1959, Jean-François Rauger est critique et spécialiste français du cinéma fantastique et de genre. Il publie L’œil domestique. Alfred Hitchcock et la télévision en 2014. L’analyse qui va suivre aura pour but de mettre en lumière le rôle qu’a incarné la télévision dans la carrière du Maître du suspens, en décryptant l’ouvrage de Jean-François Rauger.
Réalisateur, scénariste et producteur de cinéma britannique, Alfred Hitchcock, est de ces cinéastes qui marquent les esprits, probablement le plus célèbre et iconique de l’histoire du cinéma, et qui continue à inspirer bon nombre d’artistes aujourd’hui.
Dans les années 20, Alfred Hitchcock réalise ses premiers films muets, parmi lesquels Blackmail et The Lodger, bientôt suivis d’une quarantaine d’autres, la plupart sonores. S’il fait ses premiers pas dans le cinéma, Alfred Hitchcock a également exercé une fonction à l’antenne. Dans le cadre des séries qu’il produisait, il réalise une vingtaine de films pour la télévision entre 1956 et 1962, en pleine crise Hollywoodienne. En effet, l’arrivée de la télévision dans les foyers américains entraîne une baisse drastique des audiences dans les salles de cinéma, qui, de toute évidence, ne promettaient pas aux spectateurs le confort et l’intimité qu’offre le cadre familial, où la télévision fait sa place. Celle-ci est dès lors rapidement vue comme une ennemie par Hollywood. En 1955, 67% des foyers américains possédaient un poste, alors que la fréquentation des salles reculait de 10 à 40% en 1951.
Arrivé à un tournant de sa carrière grâce aux deux succès commerciaux que lui apportent Fenêtre sur cour et La Main au collet, on propose à Hitchcock un rôle à l’antenne : il produirait une série dont il réaliserait un nombre limité d’épisodes par saison. Par ailleurs, il présenterait et conclurait l’intégralité des épisodes. Face aux avantages financiers de ce projet, bien plus rentable que le cinéma, Hitchcock accorde sa confiance à Lew Wasserman, agent américain et directeur de studio qui lui fait la proposition. Wasserman voit en ce nouveau médium un marché d’avenir. En 1955, le premier épisode d’Alfred Hitchcock présente est diffusé sur CBS, qui prendra le nom de The Alfred Hitchcock Hour après sa septième saison. Alfred Hitchcock produit trois cent soixante et un épisodes de séries pour le petit écran.
Si son travail en tant que cinéaste a longtemps été glorifié, ce qu’il a fait pour la télévision n’a néanmoins pas suscité tant d’engouement, et reste souvent négligé dans sa filmographie. Dans l’œil domestique, Jean-François Rauger propose l’analyse des œuvres télévisuelles de Hitchcock, dans le but de démontrer qu’elles ont leur place dans sa filmographie, et plus encore : elles auraient réinventé son cinéma. Par le biais de l’analyse du travail d’Hitchcock, l’auteur montre sa tendance à percevoir l’essor du nouveau médium comme une épreuve qui vaut la peine d’être traversée par le cinéma, au vu de sa constante évolution depuis qu’il s’en est relevé. Il voit en la télévision, ce que le cinéma n’a pu apporter au spectateur avant l’apparition du nouveau médium. La télévision aurait-elle permis un recyclage voire une révolution du cinéma Hollywoodien ? Comment cela se traduit-il à travers le travail de Alfred Hitchcock ?
L’émergence d’une image de marque
Jean-François Rauger insiste d’abord sur le développement d’une image de marque qu’a permis la télévision à Alfred Hitchcock, ce qui lui a apporté un succès planétaire, car Hithcock était de ces réalisateurs qui se donnaient également un rôle à l’écran. Si Alfred Hitchcock ne réalisait pas l’intégralité des épisodes pour Alfred Hitchcock présente, il présentait et concluait chacun d’entre eux, ce qui justifie le nom de la série. Ses présentations, sans doute l’origine du succès de la série télévisée, étaient souvent introduites par le dessin de sa silhouette sur l’écran, aisément reconnaissable, accompagné par un thème musical particulier, qu’on lui associe dès lors presque systématiquement. Les discours qui animaient ses apparitions à l’écran se dotaient d’un ton humoristique et satirique, et le cinéaste s’amusait souvent à critiquer les sponsors avec ironie, ou faisait des gags lors des conclusions des épisodes. En fait, Alfred Hitchcock s’approprie la télévision : il joue avec le nouveau médium et le façonne. Il s’est ainsi construit « un personnage qui lui collera la peau jusqu’à sa mort », d’après les mots de Jean-François Rauger. Par son omniprésence à l’écran, il entre dans le quotidien des téléspectateurs, à l’image de la télévision elle-même. Lors de ses présentations, Alfred Hitchcock prenait plaisir à briser la barrière entre le téléspectateur et lui-même, en s’adressant à son public comme s’il était en mesure de le voir. « Bonsoir et merci de me permettre d’entrer dans vos living rooms. Eh bien, je ne suis pas facilement choqué mais je m’attendais à ce que les gens s’habillent de façon un peu plus formelle avant de s’assoir devant leur poste ».
La télévision comme miroir
« Nous ne regardons pas la télévision, c’est elle qui nous regarde. »
À travers cette saynète de Hitchcock, on comprend que la télévision a contribué à accentuer le voyeurisme : le téléspectateur vient mettre son nez dans la vie quotidienne des autres, à défaut de regarder ce qui se passe chez lui. Jean-François Rauger justifie cette posture de voyeur qu’incarne le téléspectateur par le contenu télévisuel qui s’attachait à des situations assez quotidiennes, notamment à travers le travail de Hitchcock. Lorsque ce dernier réfléchit au sens que prendra sa série et qu’il procède au choix des épisodes, il insiste sur le fait que ceux-ci devraient mettre en scène des personnages ordinaires, auxquels le téléspectateur pourrait facilement s’identifier. Filmer des scènes de la vie conjugale, des situations ancrées dans des contextes familiers, deviendra la marque de fabrique du cinéma Hitchcockien.
L’auteur semble émettre une hypothèse selon laquelle ce tournant qu’allait prendre le travail de Hitchcock était prémédité dans le film Fenêtre sur cour. Depuis sa fenêtre, Jeffries, le personnage principal, observe ses voisins se disputer, cuisiner, entretenir des relations plus ou moins intimes.. « Fenêtre sur cour fut réalisé à un moment où la télévision s’apprêtait à faire à des millions d’Américains ce que la fenêtre du personnage principal réalisait pour lui : transformer celui-ci en voyeur qui comme le déclarait Stella, aurait bien besoin de regarder chez lui pour changer ». Les œuvres télévisuelles peuvent être ainsi considérées comme l’extension des échantillons de la vie quotidienne que déploient les saynètes de Fenêtre sur cour. On pourrait aisément considérer le film comme une œuvre à cheval entre le cinéma et la télévision, se traduisant par la posture du personnage principal lui-même : comme le spectateur de cinéma dans une salle, contraint de rester en place le temps que le film se termine, il est immobilisé (dans son fauteuil roulant). Pourtant, par la fenêtre il observe les voisins de son immeuble, comme on regarderait la télévision. Celle-ci deviendrait alors un « œil domestique » : les gens ordinaires regardent d’autres gens ordinaires, comme un effet miroir.
Ce serait d’ailleurs cette idée d’ordinaire qu’aurait apporté la télévision par son essence même, donc le fait qu’elle prenne place dans nos espaces de vie quotidienne, nous encourageant d’ailleurs à ne pas nous déplacer et profiter du contenu télévisuel, au détriment de celui que propose le cinéma. Aussi, le cinéma déployait bien souvent des récits mettant en scène des personnages auxquels les spectateurs peinaient à s’identifier, et des films dont la morale était toujours positive, ce qui n’est en rien le reflet de la réalité. Le cinéma était finalement réservé à une élite de son cadre jusqu’au contenu qu’il projetait, d’où sa chute prévisible dès l’arrivée de la télévision, qui s’adressait à un public bien plus large. Afin de se démarquer de la télévision devenue son ennemie, le cinéma devait se réinventer, trouver des stratégies pour se démarquer. Dans son ouvrage, Jean-François Rauger cite beaucoup Louis Skorecki, cinéphile et défenseur de la télévision. Ainsi, dit-il, « (la télévision) est un art moderne, version primitive du post-cinéma, brouillon légendaire du cinéma moderne » et reconnait même en la télévision l’art de « donner du talent à tous les réalisateurs ».
Psychose : un film pensé pour la télévision ?
Appuyant cet argument de Louis Skorecki, Jean-François Rauger prend le temps plus loin dans l’ouvrage de donner l’exemple de Psychose, plus gros succès cinématographique de Alfred Hitchcock. Psychose a en fait été tourné avec le budget d’un film pour la télévision, d’autant que Alfred Hitchcock, entouré de son équipe de télévision, tourne le film dans les studios de tournage des épisodes de la série. À l’instar d’autres films réalisés pour le cinéma, Psychose entretient un lien certain avec la série télévisée, mettant également en scène des personnages ordinaires dont le destin basculera. La télévision est finalement le laboratoire de Alfred Hitchcock, et son point d’appui sur tout ce qu’il fera ensuite. On pourrait même aller jusqu’à dire que son travail pour la télévision, permettant l’immense Psychose, aurait révolutionné le cinéma de genre par la suite, au vu du nombre incalculable de réalisateurs qui s’inspiraient du film, répandant un style « Hitchcockien ».
Ainsi, il est clair qu’à travers cet ouvrage, Jean-François Rauger manifeste sa tendance à défendre la télévision face au tort que celle-ci a causé au cinéma dans les années 50, et il a d’ailleurs trouvé pertinent de s’appuyer sur le travail de Alfred Hitchcock pour expliciter son point de vue. Pour l’auteur, les films réalisés par Alfred Hitchcock sont un morceau non négligeable de sa filmographie, car ils auraient non seulement contribué à la construction d’une image de marque par la création d’un personnage, mais auraient aussi permis de développer de nouvelles obsessions chez le cinéaste qui feront par la suite la singularité de son art. « Il est impossible de comprendre parfaitement et en profondeur ses composantes, le cinéma d’Hitchcock si l’on néglige les films qu’il a réalisé pour le petit écran ». De la même façon, sous-entendrait-il qu’on ne peut comprendre le cinéma sans signifier l’impact que du nouveau médium sur celui-ci ? Que serait Psychose sans la télévision ? Que serait le cinéma moderne sans l’essor du nouveau médium et la notion d’ordinaire qui le définit ? Jean-François Rauger y répondrait certainement qu’il n’en serait pas grand chose.
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