Il y a des films qui reconstituent l’Histoire, et d’autres qui la réinvente. La Favorite (2018), du réalisateur grec Yórgos Lánthimos, appartient à la seconde catégorie : il ne cherche pas à imiter le XVIIIe siècle, mais à le rêver. Tout, ici, est délibérément anachronique : les perruques trop hautes, les corsets revisités, les tissus modernes découpés au laser, la palette réduite au noir, au blanc et à l’argent. Sous les apparences d’un drame historique, le film se joue du passé pour parler du présent du pouvoir, du désir et de la domination.

Sous la lumière pâle d’un château où le pouvoir se délite, trois femmes se livrent bataille : la reine Anne (Olivia Colman), sa confidente Sarah Churchill (Rachel Weisz) et la nouvelle venue Abigail Masham (Emma Stone). Entre la soie et la peau, entre le corset et la couronne, la costumière britannique Sandy Powell compose une partition visuelle d’une subtilité troublante, où chaque pli, chaque teinte raconte une ascension, une chute, ou un abandon. 

Anne d'Angleterre : la blancheur de la solitude

La reine d’Anne n’est pas une reine comme les autres. Malade, fragile, traversée par la solitude, elle règne autant sur un royaume que sur ses propres ruines intérieures. Dès le premier plan, Lánthimos la révèle de dos, enveloppée dans une traîne blanche brodée de pois noirs. Deux servantes la dénudent de ses insignes, et dans ce geste intime, la majesté se défait. Le corps politique cède la place au corps cacochyme.

Sandy Powell, fuyant la fidélité historique, préfère la pureté d’un blanc mat, symbole d’innocence mais aussi d’épuisement. Le costume d’Anne devient seconde peau, un manteau d’autorité qui s’effrite dès qu’il est ôté. Lorsqu’elle se retire dans sa chambre, les tissus s’allègent : chemises de nuit, peignoirs amples, absence de bijoux. Le trône se réduit à un lit, et la reine, à une femme qui souffre et qui réclame qu’on l’aime. 

Ses lapins blancs, incarnations de ses dix-sept enfants morts, la rejoignent dans cette blancheur immaculée, miroir cruel de sa maternité impossible. Dans La Favorite, la reine ne brille pas : elle se consume lentement, et sa garde-robe devient le théâtre de cette lente extinction.

La Favorite
Lorsqu'elles ôtent son manteau, les servantes dépossèdent la reine d'Anne de sa majesté © 20th Century Fox

Sarah Churchill : l'autorité drapée d'élégance

Face à elle, Sarah Churchill représente tout l’inverse : vive, droite, implacable. Femme d’État dans un monde d’hommes, elle conseille la reine, gouverne à sa place, aime sans tendresse mais avec un loyauté rugueuse. Taillés dans des soies épaisses et toujours très détaillés, ses costumes reflètent cette maîtrise et son rang social et politique.

Sandy Powell la vêt d’un noir austère ou d’un blanc éclatant, jamais de demi-teinte : Sarah Churchill ne négocie pas, elle tranche. Et pourtant, sous cette cuirasse textile, perce une affection sincère. Sarah parle à Anne comme à une égale, l’appelle « Mrs Morley », tandis qu’elle-même est « Mrs Freeman ». Ce rapport de force, aussi tendre que politique, se matérialise dans leurs vêtements : la reine, blanche et fragile ; Sarah, sombre et solide. Dans leurs scènes ensemble, la lumière du film oppose la brillance de l’une à l’ombre de l’autre, créant un clair-obscur émotionnel saisissant. 

Lorsque Sarah enfile des habits d’homme pour tirer au fusil (veste de cuir, culotte, chapeau tricorne), elle franchit la frontière du genre et affirme sa puissance. Ce n’est pas une simple coquetterie, mais un acte d’émancipation. À travers le costume masculin, Sarah s’arroge le droit de parler, d’agir, de dominer. Dans un monde corseté, elle porte la culotte, littéralement. Elle est la véritable reine du royaume, jusqu’à ce qu’une autre vienne la détrôner. 

Le rapport de force entre Sarah Churchill et la reine se matérialise dans leurs costumes. © 20th Century Fox

Abigail Masham : l'ascension tissée de noir et de blanc

Abigail, elle, entre en scène couverte de boue. Ancienne aristocrate ruinée, elle rejoint la cour en tant que servante, vêtue d’un noir terne, poussiéreux. Mais sous cette humilité feinte, brûle une ambition farouche. Lorsqu’elle perçoit la fragilité d’Anne et l’influence de Sarah, elle comprend que le pouvoir n’est pas une affaire de naissance, mais de séduction. Et dans ce jeu-là, le costume devient son arme la plus fine. 

Peu à peu, sa garde-robe s’éclaircit à mesure qu’elle se rapproche de la reine : les dentelles apparaissent, les corsets se raffinent, les tissus s’illuminent. Le noir recule, le blanc avance, métaphore d’une ascension sociale conquise…ou usurpée. Sa dernière robe, blanche à rayures noires, résume toute sa trajectoire : la lumière entachée d’ombre. Sandy Powell confie avoir voulu « montrer qu’elle est allée trop loin, qu’elle s’est perdue dans rôle de nouvelle riche ». Les rayures rappellent les habits des marginaux et des criminels (prisonniers, bouffons,…), signe d’une pureté viciée. 

Lorsqu’elle écrase un lapin sous son talon devant la reine, vêtue de blanc, le symbole est limpide : le costume a remplacé le coeur.

Abigail Masham
À la fin du film, Abigail Masham vêt une robe jonchée de rayures noires et blanches, reflet de son hypocrisie © 20th Century Fox

Les hommes, ridicules en dentelle

À la cour, les hommes ne règnent plus : ils paradent. 

Sandy Powell les affuble de couleurs éclatantes, de perruques absurdes, de talons et de maquillage. Rouges, bleus, dorés, ils ressemblent à des paons. Le contraste est saisissant : les femmes, en noir et blanc, sont austères et profondes ; les hommes, bariolés, sont frivoles et creux. Lánthimos inverse la hiérarchie visuelle du film historique : les femmes portent la tragédie, les hommes la comédie. Le costume devient satire. 

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