La sélection du dernier Festival de Cannes continue de se déployer en salles avec le Grand Prix All We Imagine as Light, film lumineux et merveilleux qui nous vient d’Inde.

Anu est une jeune fille à marier, mais entretient en cachette une relation avec un homme dont la religion musulmane l’oblige à rester secrète. Prabha, quant à elle, est une femme plus âgée. Solitaire, elle souffre du manque de son mari, épousé en mariage arrangé et envers qui elle est fidèle. Parti travailler en Allemagne, il ne l’appelle plus depuis un an. Mais elle garde espoir et attend mélancoliquement son retour. Au prix de quelques sacrifices personnels. Toutes deux sont colocataires et travailleuses nocturnes dans un hôpital de Mumbai. Lors d’un séjour dans un village côtier, ces deux femmes empêchées dans leurs désirs entrevoient enfin la promesse d’une liberté nouvelle.

impressionisme poétique

Mumbai : impressionnisme poétique

Divya Prabha dans All we Imagine as Light © Condor Distribution
Divya Prabha dans All we Imagine as Light © Condor Distribution

Mumbai est une ville particulière. C’est ni plus ni moins que de l’épicentre de l’industrie bollywoodienne. Mais là, exit l’extravagance des comédies musicales avec ses stars et ses chansons pop ! Dès l’introduction, All we imagine as Light met en avant les habitants de la ville, notamment ceux issus des classes peu aisées. À l’image, des images de foule et de commerces. Au son, des témoignages en voix-off. Ces mêmes témoignages viennent tirer un portrait ambigu de Mumbai qui vont venir poser le cadre.

Bref, il réside dans ce début de film un côté documentaire. Mais il ne fait qu’introduire la véritable esthétique du film : celle d’un impressionnisme poétique.

Tout d’abord, comme les impressionnistes, Payal Kapadia capture la réalité à sa façon. En résulte de la ville de Mumbai un portrait très intéressant, tout en ambiguïté. Auprès de France Culture, la réalisatrice avoue entretenir avec elle « une relation d’amour-haine ». Mumbai offre certes des opportunités, mais il est difficile d’y vivre. Elle parvient très bien à le représenter dans son film en y intégrant une certaine dimension sociale via un troisième personnage, Parvaty. Sans-papier et très critique de la gentrification, elle est déconsidérée par l’administration pour qui elle n’existe pas.

La poésie s’exprime quant à elle par une inspiration assumée par Kapadia d’un certain cinéma asiatique. Et en effet, comment ne pas passer à Wong Kar-wai durant ces errances dans la nuit ? Des errances d’ordre amoureux au cœur de la vie nocturne d’une grande ville morose, constamment sous la pluie ? Comment ne pas penser au thaïlandais Apichatpong Weerasethakul dans ses moments les plus planants et éthérés ? À Chantal Akerman dans sa représentation de la femme qui attend ?

C’est cette même poésie qui se retrouve lors de certains plans fixes dévoilant les hauteurs de la ville, ses cieux. De très belles images accompagnées d’une musique planante. Ainsi, une ville parfois étouffante mais belle. Un terrain propice malgré tout à faire naître une certaine magie…

Une poésie sensuelle, presque féerique

Avec All we Imagine as Light, Payal Kapadia nous propose de voir avec une grande beauté la vie de ses habitants. Ou plutôt, de ses habitantes et ainsi dévoiler leur condition féminine et sociale au cœur d’une Inde qui reste attachée aux traditions.

C’est dans ce contexte que nous suivions Prabha et Anu. Chacune est interprétée par deux actrices tout simplement exceptionnelles et frappant de charisme. Le regard que Kapadia pose sur elle est tout simplement des plus attendrissants. De manière générale, chaque personnage, même insignifiant, semble magnifié par ce regard.

Prabha et Anu forment ensemble (avec Parvaty) comme une sororité assez forte. Par le biais d’une caméra à l’épaule, nous découvrons le quotidien de chacune de ces femmes (dévoilées comme elles sont, avec leur cernes et leurs cheveux en bataille). Sans jamais être démonstratif et toujours avec délicatesse. Si leur travail à l’hôpital est toujours filmé dans un certain réalisme, c’est lorsque All we Imagine as Light dévoile l’intimité de ses personnages qu’il se permet une certaine magie urbaine. Nous pensons surtout à la relation entre Anu et Shiaz, son petit-ami secret. Instantanément touchant, l’amour qu’ils se portent rend leurs moments passés ensemble adorables. Ce qui est renforcé par la musique lors de ces moments ; une douce composition acoustique. Rendant leur amour presque hors-sol et même féerique.

Divya Prabha et Hridhu Haroon dans All we Imagine as Light © Condor Distribution
Divya Prabha et Hridhu Haroon dans All we Imagine as Light © Condor Distribution

Être soi, au son de l’acoustique

Une ville, deux manières de l’explorer. Mais le même enjeu : une volonté commune à ces deux femmes de vivre comme elles l’entendent. Dans leur hôpital, les métiers de Prabha et d’Anu consistent pour elles à s’occuper des autres. Peu à peu, il va être temps pour elles de penser à leur propre sort. À leur propre bonheur. C’est là que le poids des traditions imposées se ressent. La dimension sociale du film passe en effet par le rapport malsain aux traditions qu’entretiennent les héroïnes et qui sera défié durant le film. Dans le cas d’Anu, les tensions intercommunautaires. Dans le cas de Prabha, la fidélité inconditionnelle que l’on exige d’une femme envers son mari.

La deuxième partie du film quitte la ville effervescente et suffocante et leur donne le terrain libre pour qu’elles se recentrent sur elles-mêmes. Plus de conflits de castes, de tensions intercommunautaires. Mais toujours ce même délicat vague à l’âme… à la différence qu’il y a plus de danse et de boisson ! En pleine nature, cette partie fait plus que jamais la part belle au réalisme magique que nous évoquions, en s’inspirant ici de contes traditionnels indiens.

Kani Kusruti
Kani Kusruti et Divya Prabha dans All we Imagine as Light © Condor Distribution

Plusieurs fois nous avons évoqué la magnifique bande-son du film. Le saviez-vous ? Il existe au Festival de Cannes un prix qui récompense la meilleure bande originale. En l’occurrence, le prix Cannes Soundtrack décerné par un jury de journalistes. Le lauréat de cette année fut Emilia Pérez, mais croyez-nous : All we Imagine as Light aurait largement pu avoir ses chances. Les compositions de Topshe sont tout simplement émouvantes, surtout celle venant clôturer le film et qui suffit à mettre les larmes aux yeux… Notons également des petites touches telles un moment particulier en début de film : un stéthoscope presque magique. Posée sur le cœur d’Anu, elle fait jouer une petite musique amoureuse délicate et douce…

L’un des plus beaux films de cette année

En somme, le dernier palmarès cannois ne fait que confirmer sa qualité. C’est bien simple : avec All we Imagine as Light, nous tenons là l’un des meilleurs films de cette année. Payal Kapadia réalise de sublimes et délicats portraits de femmes qui évoluent au cœur de l’Inde. Entre drame social et fable magique, c’est un film touchant et chaleureux dont nous pourrions parler encore et encore et signé par une réalisatrice qu’il faudra suivre avec attention.

Le film est actuellement en salles.

Découvrez la bande-annonce :

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