? Réalisateur : David Fincher (Gone Girl, Fight Club, Zodiac…)
? Casting : Brad Pitt, Cate Blanchett, Taraji P. Henson, Julia Ormond, Jared Harris
? Genre : Drame, Fantastique
? Pays : Etats-Unis
? Sortie : 25 décembre 2008 (USA); 04 février 2009 (France)
Synopsis : « Curieux destin que le mien… » Ainsi commence l’étrange histoire de Benjamin Button, cet homme qui naquit à 80 ans et vécut sa vie à l’envers, sans pouvoir arrêter le cours du temps. Situé à La Nouvelle-Orléans et adapté d’une nouvelle de F. Scott Fitzgerald, le film suit ses tribulations de 1918 à nos jours. L’étrange histoire de Benjamin Button : l’histoire d’un homme hors du commun. Ses rencontres et ses découvertes, ses amours, ses joies et ses drames. Et ce qui survivra toujours à l’emprise du temps…
Ils sont nombreux, ces films injustement boudés. Ces œuvres qui, au sein d’une filmographie brillante, se retrouve reléguées au second plan, par le public ou même par leur créateur, sans que l’on parvienne jamais à pleinement comprendre le pourquoi du comment. Néanmoins, parmi ces délaissés, ces mis de côtés, on en trouve parfois un qui nous parle plus que n’importe quel autre. Au-delà de ses défauts et de ses maladresses qui ont peut-être justifié sa réputation hasardeuse, on y trouve une vraie sincérité, qui porte à la rétine, mais aussi et surtout, au cœur. Au nombre de ces enfants abandonnés, le cas de L’Étrange Histoire de Benjamin Button est récemment revenu.
Alors que Mank, nouveau-né de David Fincher, aura sûrement déjà fait son entrée sur vos écrans de télévisons au moment où je vous parle, revenir sur ce long-métrage de 2008 me paraissait judicieux. Garant d’un succès commercial et critique à sa sortie, l’adaptation de F. Scott Fitzgerald semble pourtant oublié dans les bas-fonds de la filmographie de Fincher, loin derrière les acclamés Zodiac, The Social Network ou Gone Girl. Chez un auteur qui aura tôt fait de se concentrer sur des thrillers particulièrement âpres, L’Étrange Histoire de Benjamin Button fait effectivement bande à part. Sous ses aspects de conte dont la naïveté rappelle plus Forrest Gump que n’importe tribulation meurtrière, la parenté avec l’œuvre de son créateur apparait plus que floue. Pourtant, sous son apparente simplicité, L’Étrange Histoire de Benjamin Button n’est-elle pas plus que la simple histoire d’une vie inversée ? N’est-elle finalement pas l’entreprise la plus personnelle et la plus riche de son créateur ?
Attention, spoilers à prévoir.
“Life can only be understood looking backward. It must be lived forward. » Sur la voix fatiguée de Brad Pitt, cette simple réflexion semble parcourir tout le long récit de L’Étrange Histoire de Benjamin Button. En inversant une existence, Eric Roth et Fincher suivent les pas de Fitzgerald, tentant lentement de comprendre ce qui caractérise la vie et en quoi le cours du temps y a son mot à dire. De tous les événements, du plus tragique ou plus heureux, de toutes les rencontres, chaque pas en avant dans l’intrigue battit l’évolution de Benjamin comme un récit d’apprentissages. Une telle conception rappelle évidemment Forrest Gump, lui aussi écrit par Eric Roth et portrait d’un être dont la différence garantit une existence hors des sentiers battus. Par les portraits profondément humains qui se dressent sur leur route, les deux hommes se construisent, se découvrent, grâce à Autrui. Un Autre qui adoptera autant de visages différents que celui d’une mère adoptive, d’un capitaine alcoolique, d’une amante mystérieuse, d’un père rongé par les remords ou de l’amour de toute une vie.
À l’instar du film de Zemeckis, L’Étrange Histoire de Benjamin Button construit toute son histoire sur une ligne claire, linéaire et définie par le destin, respectivement symbolisé par une plume dans le premier et par un oiseau-mouche dans le second. Fincher semble ainsi assumer la sobriété de ses enjeux, que la logique du conte amaigrit volontairement. Le destin oblige, la mort ne sera qu’un horizon constant au bout de l’océan et ne touchera que ceux qui entourent Benjamin, condamné à regarder partir ceux qu’il aime. De fait, des séquences comme celle de la destruction du sous-marin japonais sont malheureusement un peu malvenues, tant elle semble s’acharner à proposer un grand spectacle qui n’a pas vraiment lieu d’être.
De telles séquences trouvent finalement leur intérêt dans le point de vue de l’Histoire ; une conception qui coupe cette fois toute analogie avec le livre de Groom et son adaptation par le réalisateur de Retour vers le Futur. Même s’ils décident de placer tous deux l’évolution des USA en toile de fond, l’impact avec l’intrigue principal en demeure considérablement différent. Tandis que le personnage campé par Tom Hanks influait directement sur le cours de l’Histoire, Benjamin Button incarne plutôt un statut de spectateur passif, qui assiste à la Guerre, au lancement d’une fusée Mercury vers l’espace ou à des nouvelles cultures, sans jamais avoir d’emprise sur les événements.
Si destinées historiques il y a, elles se trouvent finalement chez les personnages secondaires, qui traversent la Manche à la nage ou meurent pour leur pays. Contrairement à Gump, Button n’est jamais vraiment celui qui aura la vie hors du commun, que sa différence et son étrangeté pouvait laisser espérer, mais il choisit d’adopter le rôle du bon samaritain, qui poussera l’Autre vers une réussite qui lui tend les bras. Son rapport avec l’Art fonctionne de la même façon. Si celui-ci est présent sous bien des formes, il s’exprime à travers les protagonistes secondaires, notamment par la danse de Daisy, par les cours de piano de Mrs Maple ou par les tatouages du capitaine Mike.
Même si l’Histoire reste donc en arrière-plan, Fincher en profite quand même pour glisser son cynisme habituel, dans le visage qu’il montre de son pays. Sous la belle photographie laiteuse de Claudio Miranda, le long-métrage cache quand même une Amérique sale et abjecte, qui préfère abandonner ses fils plutôt que de simples boutons, garants d’une industrie en plein essor. Néanmoins, là où ses précédents travaux endossaient complètement la noirceur de ce constat affligeant, le pessimisme du cinéaste trouve ici un contrepoids dans la romance entre Daisy et Benjamin, qui, bien que condamnée dès ses premiers soubresauts, concentre par sa pudeur et sa sincérité, tout l’amour que le pays a l’air d’avoir rejeté.
Toute la beauté de L’Étrange Histoire de Benjamin Button réside finalement là, dans un déterminisme qui ne coupe jamais le pas aux sentiments. Bien que ces deux existence ne fassent que se croiser, leur bonheur et leur amour, aussi court soit-il, peut quand même être, ne serait-ce qu’une seconde. Comme le disent de nombreux proches de Benjamin, sa vie, bien qu’inversée et différente de la norme, est finalement hantée par les mêmes questions et les mêmes vérités, dont chacun s’est déjà fait la réflexion. L’héritage qu’il laisse à sa fille se fait finalement dans une simple leçon, qui rappelle d’ailleurs celle qu’avait donnée Eastwood avec Sur la Route de Madison. Pour lui comme pour elle, vivre, c’est finalement apprendre à être conscient du temps, de celui qu’on a déjà utilisé et de celui qui nous reste.
« For what it’s worth, it’s never too late, or in my case too early, to be whoever you want to be. There’s no time limit, start whenever you want. You can change or stay the same. There are no rules to this thing. You can make the best or worst of it, and I hope you make the best of it. I hope you see things that startle you. I hope you feel things you never felt before. I hope you meet people with a different point of view. I hope you live a life you are proud of. If you find that you’re not, I hope you have the strength to start all over again. »
Au-delà du magnifique conte qu’il orchestre, L’Étrange Histoire de Benjamin Button amène aussi avec lui toute une interrogation sur la place de la fiction ainsi que des supports sur laquelle elle s’exporte. Par plusieurs séquences passagères et au préalable anodines, Fincher traduit peu à peu une conscience du conte vis-à-vis de lui-même, comme si celui-ci assumait peu à peu son propre statut de « simple » histoire. Ainsi, rares sont les personnages qui, dans le récit, remarquent l’évolution singulière de Benjamin, comme si celle-ci n’avait finalement pas d’importance et que le récit n’avait que faire de la vraisemblance.
Le flashback sur l’accident de Daisy semble accuser de cette conscience du faux, par une dramatisation appuyée du narrateur, transformant un événement clair en un ensemble excessivement complexifié, tournant autour d’une foultitude de personnages. Via sa voix off, Button semble donc écrire sa vie comme un ensemble dramaturgique construit et étudié. De fait, quand Brad Pitt lance « I enjoyed the show » ou « I don’t wanna ruin it [this moment] », est-ce le personnage ou l’acteur qui parle ? Au final, l’histoire de Benjamin n’est-elle pas aussi artificielle que celle de Mr Daws, frappé sept fois par la foudre ?
Pris sous ce prisme, le film trouve alors une mise en abyme constante. Là où le récit de l’orage ou de l’horloge assument leur facticité par l’usage d’un format cinématographique voyant, sur lequel cohabitent noir et blanc, format de cadre différent, effet de vignettage, scintillements et rayures sur l’image, le récit principal, lui, conserve ce pont avec le réel par une approche formelle classique, mais l’audience ne peut qu’évoluer dans un doute constant, par rapport à la véracité de ce qu’il a sous les yeux.
C’est finalement à travers son dernier acte que, dans élan unificateur, le septième orage évoqué par Daws de déclenche, l’oiseau-mouche apparaît à la fenêtre et l’horloge existe enfin dans la réalité de Caroline. En conviant alors ces deux mondes, Fincher effectue un geste dont la poésie rappelle le Big Fish de Burton, dans lequel un enfant racontait aussi une dernière histoire à son parent mourant. La fiction n’est plus seulement un espace de faux miracles, elle investit désormais pleinement le réel. L’horloge et la vie de Button ont beau s’être stoppées depuis bien longtemps, elles continuent donc quand même de vivre par le simple pouvoir de l’image cinématographique, dernier testament d’un miracle, qui, s’il a sûrement été exagéré, parvient à outrepasser la fiction et à faire croire à son existence.
Note
8/10
Encore aujourd’hui, L’Étrange Histoire de Benjamin Button demeure une des œuvres les plus injustement oubliées de son auteur. En mettant en scène cette existence inversée, Fincher déploie un conte d’une infinie tendresse, où la fiction devient le dernier souvenir d’un temps qui finit toujours par nous emporter.