? Réalisateur : Kantemir Balagov
? Casting : Viktoria Miroshnichenko, Vasilisa Perelygina
? Genre : drame
? Sortie DVD/ BR: 11 décembre 2019
Synopsis : La Deuxième Guerre mondiale a ravagé Léningrad. Au sein de ces ruines, deux jeunes femmes, Iya et Masha, tentent de se reconstruire et de donner un sens à leur vie.
“Pour moi, ce film montre que la guerre ne cesse pas au moment de l’arrêt des tirs. Elle continue à tuer.” Par ces quelques mots, Kantemir Balagov ne résume pas seulement son histoire, il nous donne l’idée générale qui sera illustrée tout au long de son film, de la première à la dernière minute, à travers chaque plan, chaque regard, chaque phrase prononcée ou silence entendu : si désir de vie il y a, il devra toujours se confronter avec les traumas intimes et une réalité des plus morbides. Inspiré par La guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Aleksievitch, Une grande fille assume sa radicalité pour nous faire ressentir, coûte que coûte, le drame de ceux qui tentent de rester vivant après avoir survécu aux combats.
Il faut dire que les thématiques du traumatisme et de la reconstruction se prêtent admirablement au contexte décrit : en 1945, au lendemain d’un siège de 900 jours imposé par la Wehrmacht, Léningrad est une ville totalement ravagée. Des ruines qui, si elles témoignent de la souffrance endurée par toute une population, ne sont que la partie émergée d’un mal beaucoup plus profond : la famine, le manque de moyens (en matériel ou en homme), la détresse, l’impression d’abandon ou encore les purges staliniennes, seront autant de barrières à franchir pour espérer retrouver une “vie normale”. Les blessures enfouies sont bien souvent celles qui cicatrisent le plus difficilement.
C’est exactement ce que vont symboliser les deux héroïnes, Iya et Macha, dont les profonds traumas ne surnagent qu’à travers de petites bizarreries du comportement (atonie et mutisme pour l’une, désir d’enfant obsédant pour l’autre). La bonne idée du film sera de laisser la guerre en hors-champ, et de se focaliser uniquement sur ses sourdes répercussions auprès de ceux qui l’ont vécue. Iya et Macha ont beau être revenues du front, elles n’en ont pas encore fini avec la guerre, soignant les blessés dans un hôpital tout en essayant de panser leurs propres plaies.
Ce mécanisme d’enfermement post-traumatique, Kantemir Balagov le traduit très bien en travaillant surtout la notion d’oppression ou d’étouffement. Annoncée de manière presque subliminale par une respiration saccadée placée en ouverture du récit, cette sensation d’étouffement ne tarde pas d’ailleurs à se faire redoutablement prégnante, irradiant aussi bien du décor que des personnages, jusqu’à trouver son apex lors d’une étreinte fatale qui nous laissera sans voix…
La mise en scène brille ainsi d’une belle efficience, exaltant l’impression de claustrophobie par un rapport très particulier aux lieux ou à l’espace (résurgence des mêmes endroits confinés et/ou bondés, comme la chambre d’Iya, l’hôpital et le tram). Quant à l’action qui se déroule hors des murs, elle subit bien souvent le poids de la nuit, de l’obscurité tenace, ou d’un ciel chargé de grisaille. Visuellement, le cinéaste touche vite à son but en associant les ruines de Léningrade avec l’état dévasté des êtres qui la peuplent.
Pour nous faire percevoir cette vie qui se refuse à abdiquer, cet espoir qui fleurit obstinément sur une terre endeuillée, Balagov met au point une poésie graphique où la noirceur va se retrouver éclairée par le lyrisme, où le réel moribond sera l’objet d’une reconquête vivifiante ! S’appuyant sur l’excellent travail de Kseniya Sereda, sa cheffe op, il compose de véritables tableaux picturaux dans lesquels se croisent ostensiblement les motifs de la Vie et de la Mort, de la Joie et la Peur (Iya et l’enfant, Macha et sa nouvelle robe, etc.). Visuellement le résultat est remarquable, reconnaissons-le.
Le problème, c’est que notre homme ne maîtrise pas totalement son sujet et cela se ressent à l’écran. Sur le plan narratif, déjà, il ne peut empêcher la cassure que représente l’arrivée de Macha dans le récit : en délaissant le point de vue unique de “la grande fille”, on perd soudainement en intensité et en mystère. Quant à sa mise en scène, elle devient lourdement insistante (plans appuyés sur des regards fixes, esthétisme parfois trop chargé et signifiant…), voire inutilement explicative (le repas où l’on verbalise ce que les images avaient parfaitement suggérées jusque-là).
En voulant se positionner comme le digne héritier des grands dramaturges russes, provenant de la littérature classique comme Dostoïevski ou du cinéma comme Sokourov (dont il fut l’élève), Kantemir Balagov s’investit d’une mission qui s’avère un peu trop grande pour lui : la représentation du poids de l’Histoire et des tourments de tout un peuple est un art complexe qu’il ne maitrise pas encore. Enfermé dans un formalisme glacé, il reste en quelque sorte à la surface de son sujet, figeant bien souvent son imagerie dans le pathos et privant ses personnages d’empathie ou de compassion.
C’est d’autant plus frustrant qu’il parvient à émailler son film de belles idées de mise en scène, en utilisant par exemple un code de couleurs pour caractériser ses personnages (le vert pour Iya, le rouge pour Macha), appelant ainsi à porter un vrai regard cinématographique sur la femme ou la féminité (la réappropriation de son propre corps, la sexualité, le désir d’enfant, etc.). Convaincre sur la durée, voilà en fait le véritable challenge qui s’offre à Balagov pour ses prochains films.
Note
7/10
Après le remarquable Tesnota, le jeune cinéaste Kantemir Balagov fait une nouvelle fois parler de lui avec Une grande fille, film certes inégal mais dont la beauté plastique le rapproche des grands auteurs russes comme Zviaguintsev ou Alexandre Sokourov. Film à retrouver en DVD/BR dès le 11 décembre, chez ARP Sélection.
1 Comment
Jams
Meilleur film de la classe d’intrigue de l’année