La dernière édition du Festival de Cannes a été marqué par la polémique Okja, le dernier long-métrage de Bong Joon-Ho produit par la plateforme Netflix, et par la prise de position du président Almodovar. Cette polémique résonne invariablement comme une impression de crispation de plus en plus évidente entre un système français bien ancré et des spectateurs qui en demandent toujours plus, preuve ultime d’un schisme qui semble prêt à s’opérer et qui remet en cause nombre de nos fondements sur les films et leur moyen de consommation. A tort ?
Tout d’abord, il semble intéressant de rappeler que la polémique autour de la diffusion d’Okja ne prend sa source qu’en France. En effet, aux Etats-Unis et en Corée du Sud (pays d’origine de Bong Joon-Ho), le film a eu le droit à une diffusion en salles, certes plus minime qu’un film lambda, mais tout de même. Nous sommes bien loin dans ces pays du récent retour en force de la polémique avec la sortie il y a quelques jours du film et sa diffusion dans le cadre du festival SoFilm (pour quatre malheureuses séances, sachant que deux supplémentaires étaient prévues mais ont du être annulées). Alors, pourquoi la production Netflix pose tant de problèmes au monde du cinéma professionnel dans notre pays ?
Pour cela, il faut tout d’abord analyser plus en détail le principe de diffusion d’un film en France, et la fameuse chronologie des médias. Le principe est assez simple :
- A l’obtention d’un visa d’exploitation auprès du CNC, le film a le droit d’être exploité en salles.
- Quatre mois après l’obtention du visa, le film a le droit de sortir à la vente et à la location sous divers supports, principalement le DVD.
- Dix mois après le visa, les télévisions payantes de cinéma qui ont signé un accord avec les organisations du cinéma (sinon, il faudra encore attendre deux mois supplémentaires) pourront diffuser les films sur le petit écran. En France, c’est très majoritairement Canal+ qui obtient ce droit.
- Au bout de vingt-deux mois, c’est au tour des télévisions payantes qui ne proposent pas de contenu spécifique au cinéma ainsi qu’aux chaînes non payantes coproductrices du film d’obtenir le droit de diffusion, avant que, huit mois plus tard, toutes les chaînes de télévision obtiennent ce droit.
- Enfin, trois ans après l’obtention du visa, c’est au tour des plateformes SVOD comme Netflix d’obtenir ce droit de diffusion.
C’est bien là le problème pour Netflix : comment accepter de produire un film, de le financer, si nous sommes obligé d’attendre trois ans avant de pouvoir le diffuser sur notre plateforme ? La question, aussi épineuse soit-elle, a été traité en réunion entre le CNC et Netflix avant même Cannes. L’idée : réaliser une double sortie simultanée, en salles et sur Netflix, comme c’est le cas dans de nombreux pays. Mais cela aurait signifié une entorse à cette fameuse chronologie des médias, et les discussions ont abouti sur un non-lieu.
Si la version actuelle reste récente (les derniers arrêtés sont en date du 6 juillet 2009), l’idée de la chronologie des médias a émergé dès le tout début des années 80. Si depuis le cinéma a connu de nombreuses révolutions (comme le DVD) et a réussi à se modeler, la prochaine révolution de la diffusion qui s’annonce reste à mon sens un cas un peu plus épineux.
Si l’arrivée du DVD n’a, en soit, induit qu’un rajout de normes au sein de la chronologie des médias, le développement du SVOD, Netflix en tête induit des profonds changements sur la structure du système de distribution du cinéma en France. Pour le DVD nous sommes souvent en présence de sociétés de production et de distribution qui, s’ils ne sont pas qu’une seule unique entité, sont étroitement liés. Cela signifie donc que le potentiel manque à gagner lié à l’arrivée d’un nouveau support est relativement minimale pour ces sociétés, qui conservent toujours leur poids financier au bout du compte. Mais la donne change ici, Netflix produisant et diffusant ses propres long-métrages. Cette indépendance est justement le nœud même du problème ; pourquoi Netflix devrait attendre 3 ans avant de pouvoir diffuser ses propres productions sur sa plate-forme, alors que, par exemple, Canal+ attend plus de deux ans de moins ? Si la solution de mettre tout le monde sur le même piédestal à partir de ce simple constat, il faut pas oublier que Netflix diffuse également un contenu qu’elle n’a initialement ni produit, ni obtenu les droits de diffusion. Que faire face à ce cruel dilemme ? Comment intégrer pleinement les services de SVOD au processus vis-à-vis des médias plus classiques sans que l’impact financier ne soit trop conséquent ? Arrive-t-on au terme d’une coutume de diffusion avec une simplification voir une suppression de la chronologie des médias ? Il semble encore trop tôt pour pouvoir obtenir des réponses à ces questions, mais il semble évident que Netflix ne supportera pas longtemps la situation d’apparente inégalité, car elle reste avant tout une entreprise qui cherchera à faire le maximum de profit, et pourrait à l’avenir envisager des restrictions au public français pour contraindre le CNC et le FNCF (Fédération Nationale des Cinémas Français), qui s’étaient assez fortement opposé à la diffusion d’Okja. Et si, dans cette guerre de la chronologie des médias, les vraies victimes n’étaient pas finalement les spectateurs ?
Encore une fois, cela peut sembler être un raccourci facile, car il induit que la diffusion sur la plate-forme soit calqué sur celle des chaînes de télévision, soit quelques mois après la diffusion en salles : et c’est là aussi que réside un autre problème : contrairement aux chaînes de télévision, Netflix ne veut pas attendre plusieurs mois. La raison est simple : contrairement à Canal+ ou TF1, pour ne citer qu’eux, Netflix ne propose la diffusion sur sa plate-forme à l’échelle nationale mais bien internationale. Or, comme on l’a rappelé plus haut, la France est l’un des rares pays (si ce n’est le seul), à ne pas vouloir une sortie simultanée en salles et sur Netflix. Pour quoi Netflix serait donc obligé de repousser sa sortie à l’international à cause des instances françaises ? Netflix va donc chercher à l’avenir, comme nous l’avons dit plus haut, à tenter les sorties simultanées en France. Mais cela n’induit donc, non pas une mise à niveau égalitaire entre les différents moyens de diffusion hors salles, mais bien un inversement des positions, les SVOD passeraient donc avant les médias plus classiques. Sacré changement en perspective, que la France ne semble pas encore être (entièrement) en mesure d’accepter.
Mais une sortie simultanée des films va impliquer un autre acteur du système de diffusion que nous n’avons pas encore évoqué : les exploitants de salles. Car, si la chronologie des médias nivelle actuellement la sortie sur tous les supports, la sortie sur tous supports semble nécessaire afin que tout le monde puisse y trouver son compte. Mais si les films sortent sur deux médias (salles et Netflix) donc, ne peut-on pas craindre que les abonnés Netflix préfèrent rester chez eux pour regarder les films, en économisant (quoi qu’il paye un abonnement à Netflix) le prix d’un billet de cinéma ?
Nous sommes allés discuter avec Eric Gouzannet, coordinateur du Cinéma Arvor (cinéma d’art et d’essai de Rennes), afin d’en savoir plus quant à l’avis que peuvent avoir les exploitants de salle sur cette déferlante Netflix, en lui demandant son avis personnel sur la question. Si, de ce qui est ressorti de la grande réunion de Cannes, nous pouvions avoir l’impression d’une opposition ferme sur la question, on se rend compte que la majorité d’entre eux regrettaient l’absence d’Okja, et avaient donc profité de la diffusion à Cannes du film pour le voir dans de bonnes conditions. On a pu retenir également de cet entretien que les exploitants de salles semblent ne pas avoir plus peur que ça quant à l’apparition de ce nouveau concurrent, car ils estiment que la dimension sociale de la séance au cinéma, le fait de vivre une expérience sensorielle en communauté, primera sur l’idée de découvrir le film sur un petit écran chez soi, si toutefois les exploitants continuent de profiter de cette vague de réunion sociale en proposant toujours plus de débats et d’échanges entre spectateurs, avec ou sans professionnels.
Ce constat, simple comme bonjour, nous permet de revenir à notre question originelle : quelle place doit-on accorder aux productions Netflix ? Les enquêtes sociologiques menées montrent que les personnes qui suivent Netflix le font majoritairement tout seul, alors que le cinéma, ou le film du dimanche devant la télévision, se pratique plutôt en groupe. Le cinéma a donc (et a toujours eu) une dimension sociale à part entière. Nombreux sont les réalisateurs qui demandent aux salles de disposer de moyens adéquats au visionnage de leur long-métrages, car ils sont bien conscient que l’appréciation que l’on aura d’une œuvre dépend grandement des conditions du visionnage. A-t-on donc besoin nécessairement d’être entouré de personnes pour visionner un film ? Le débat fait rage pour certains, mais il semble évident que la possibilité d’échanger autour d’une œuvre avant et après le visionnage peut s’avérer être un vrai plus quant à la compréhension et à l’appréciation d’une œuvre.
Théoriquement effacé de cette dimension sociale donc, peut-on alors octroyer le titre de « film » aux productions Netflix ? Cette question s’avère être beaucoup plus large qu’au premier abord, car elle revient à nous demander à qui appartient un film : à ceux qui le font, ou à ceux qui le visionnent ? Encore une fois, chacun a sa réponse à cette question, et aucun avis ne priment sur l’autre. Mais les productions Netflix subissent en tout cas le même système de production qu’un autre film lambda, Bong Joon-Ho ayant même dit en production que Netflix lui avait donné de plus grands moyens et une plus grande liberté que ce qu’il aurait pu espérer avoir avec d’autres sociétés de production. De plus, preuve en est avec les dernières expériences, les productions Netflix sortent en salles dans de nombreux pays… mais pas en France.
Alors, quelle place doit-on accorder aux productions Netflix dans le paysage cinématographique ? Difficile de donner à l’heure actuelle une réponse stricte, tant les bouleversements qui s’annoncent semblent imprévisibles. Si on pourrait penser que ce nouveau moyen de production et de distribution impactera principalement les salles, ils semblent que les exploitants de salles ne voient pas ce nouveau média d’un si mauvais œil que ça, ou en tout cas avec le même niveau de crainte que les révolutions de la VHS ou du DVD ont pu provoquer. A force d’adaptation de leur service, en proposant un contenu de meilleure qualité, plus diversifié (le cinéma d’art et d’essai est en plein essor dans notre pays), en améliorant les qualités de visionnage et la fidélisation des spectateurs, ainsi qu’en élargissant le panel avec (nous avons déjà eu un début de tentative avec la troisième saison de Twin Peaks à Cannes), par exemple, l’arrivée des séries dans les salles de cinéma, nul doute que les gens continueront de se précipiter dans les salles, surtout que le système « classique » reste très majoritaire. Quelques chiffres permettent assez facilement de nous rassurer : au premier semestre 2017, , ce sont pas moins de 104 940 000 spectateurs qui sont allés dans les salles. De plus le pic de fréquentation des salles est au plus fort depuis 50 ans, 2016 ayant rassemblé 213 millions de spectateurs, soit la troisième année consécutive où la fréquentation annuelle des salles dépassait les 200 millions. On notera enfin que le cinéma est l’activité culturelle préférée des français d’après les chiffres, preuve qu’actuellement, malgré l’émergence des SVOD, le marché se porte admirablement bien.
Si les salles ne risquent donc pas de subir un impact rédhibitoire, les peurs se tournent plutôt du côté des producteurs, le CNC en tête, car c’est bien tout le « post-passage en salles » et la chronologie des médias qui risquent d’être affecté par ce changement d’habitude. A eux de se réinventer afin de conserver un poids des plus importants, car il ne faut pas perdre de vue que Netflix reste et restera une entreprise qui essaiera d’avoir une main-mise des plus puissantes sur le marché. C’est bien dans ce cadre de diffusion qui n’est pas le plus coutumier, celui des supports audiovisuels, des écrans d’ordinateur et de télévision, que va se jouer la vraie bataille de marché qui reste des plus indécises.
Enfin, comment les spectateurs doivent-il se placer face à ces changements ? Netflix tente tant bien que mal de donner à ses productions le plus de ressemblances avec les films produit par le système classique, et s’il est regrettable de ne pas pouvoir voir des œuvres tels qu’Okja dans des conditions parfaites que sont celles d’une salle de cinéma, n’est-ce pas à nous, spectateurs, de donner à ces œuvres la place qu’elle mérite, celle de films à part entière dont nous souhaitons pouvoir jouir pleinement, dans les mêmes conditions que tous les autres ? Car si la bataille de la diffusion ne fait que commencer et s’annonce déjà brumeuse et terrible, ne serait-ce pas les spectateurs qui détiennent finalement la clé de cet avenir, celui où ils influent sur la manière dont ils souhaitent consommer du cinéma ?
Un grand merci à Eric Gouzannet, coordinateur du Cinéma Arvor, rue d’Antrain à Rennes, pour le temps qu’il nous a consacré à la production de cette article.
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mecherifatima@live.com
Franchement c’est vraiment nécessaire car Netflix produit des pépites