- Avec l’émergence d’une critique pauvre et « dématérisalisée », votre profession, qui s’efforce à offrir de la qualité, est-elle en danger ?
C’est un peu compliqué de répondre, puisqu’en toute transparence, j’ai quand même du mal à me considérer comme critique professionnel ou journaliste cinéma. Je n’ai pas une formation de journaliste, et avant de fonder Revus & Corrigés, je n’avais écrit que sur une poignée de sites différents, et de manière totalement bénévole. Donc, en ce sens, déjà, j’ai sans doute contribué à une critique pauvre et dématérialisée !
Ensuite, j’ai justement embarqué dans l’aventure de la « presse papier » avec Revus & Corrigés, mais avec très peu de notions sur comment se conçoit réellement une revue. Donc, un côté aussi un peu amateur. Certes, maintenant, c’est sans doute un peu plus professionnel, c’est une activité rémunérée, pour moi ou pour les gens qui travaillent pour la revue, mais qui conserve quand même cette dimension amateur.
Aussi, est-ce que ma profession à Revus & Corrigés est en danger à cause de blogs ou de tweets ? J’en doute un peu. Même si on prend en compte Youtube. La presse cinéma a beaucoup bougé ces dernières années, et s’adresse aujourd’hui de manière différente au public. Pour le papier, c’est tout bêtement moins de public qu’avant. Évidemment, autrefois, les magazines étaient tirés et vendus à des centaines de milliers d’exemplaires. Il y a encore quelques revues vendues en dizaines de milliers d’exemplaires, mais, déjà, c’est moins, et ensuite, il n’y en a pas beaucoup. Les revues culturelles ont mieux cerné leur public, même s’il est plus réduit, avec de beaux objets et des lignes éditoriales soignées pour s’assurer la fidélité des lecteurs. Ainsi, des ouvrages qui s’inscrivent dans le temps. Et ça, le dématérialisé ne peut pas l’offrir. L’essentiel étant que oui, les échelles ont bougé, et il faut s’adapter, mais de l’autre, j’ai envie de croire que le niveau global des revues culturelles en général n’a jamais été si élevé, avec une variété de titres sidérante.
En vrac : Noto, La Septième Obsession, Rockyrama, Schnock, America, Cinemateaser, Les Cahiers de la BD… Tout ça en coexistence avec des « gros » titres, comme pour le cinéma : Les Cahiers du Cinéma, Positif, Première, etc.
Et on dit que le format est mort et qu’Internet tue la pensée…
- La critique non-professionnelle a-t-elle atteint un plafond de verre légitime ?
Toutes les formes de critique ont un plafond de verre. À un moment ou un autre, un endroit où ça va coincer, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. Un public que l’on ne pourra pas toucher. Une évolution que l’on ne pourra pas atteindre. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas se démener pour toucher le maximum de gens possible. Donc qu’on soit une revue bien installée ou un petit blog tenu par un passionné, des limites s’imposeront. L’essentiel, c’est surtout d’assumer son format, de le comprendre. De ne pas vouloir faire d’un petit blog personnel (comme j’en ai eu un moi-même) un média à part entière.
Je dis cela, car je vois parfois certains sites vouloir évoluer, se développer, et perdre éventuellement (en apparence) la subjectivité souvent inhérente à l’idée de blog. Il faut assumer son support. Et si on ressent à un moment ou un autre un plafond de verre, peut-être changer de support, d’idée de média.
Après tout, c’est ce que j’ai fait… ne venant pas de la critique professionnelle.
- En vérité, la critique cinéma sur Internet n’est-elle pas la continuité logique d’un métier qui, par son universalité, s’adapte à tout support et donc à tout public ?
C’est tentant de répondre encore et toujours ce que disait Truffaut sur le fait que les Français aient deux métiers, le leur et critique de cinéma.
Dans l’absolu, la pluralité des supports est une bénédiction pour l’approche critique. Sur Internet, on peut faire des choses qu’on ne peut pas faire sur papier, et inversement. Youtube ou le podcast ouvrent aussi d’autres voix. Je suis souvent sévère sur Youtube, mais c’est parce que j’ai trouvé que, pendant longtemps, trop de youtubeurs n’ont pas réfléchi plus que ça leur format. Mais depuis quelques années ça bouge un peu, j’ai l’impression. Des nouvelles chaînes, plus petites peut-être, proposent des approches profitant au mieux des possibilités de la plateforme. Mais dans l’idée, on peut, avec tous ces supports, toucher beaucoup de publics différents. Ensuite, c’est une question de qualité de « contenu », de ce qu’on propose aux spectateurs et lecteurs, pour stimuler leur approche du cinéma.
Donner envie de voir. D’aller au-delà des aprioris quand il y en a.
- Est-ce que, paradoxalement, la multiplicité des chemins de pensées, et donc de critiques, ne risque pas de recentrer le spectateur sur des choses plus simples, plus universelles, délaissant, de ce fait, les œuvres que vous défendez, avec beaucoup de verve, chez Revues & Corrigés ?
On pourrait faire une analogie avec les sorties au cinéma. Est-ce que le nombre (trop élevé, il faut l’avouer) de sorties hebdomadaires, parfois de plein de « petits » films, ne va pas avoir un effet contre-productif et « recentrer » le spectateur sur des films dits plus « gros » ? Donc oui, on peut s’y perdre. Comme on peut se perdre dans la pluralité des médias. C’est aussi un risque. De l’autre côté, c’est aussi un indicateur de « bonne santé » du marché. Et ça peut être vertueux.
Après, pour Revus & Corrigés, c’est un peu particulier, car la revue est dans un écosystème, celui des films classiques (ou films de patrimoine) ressortant en version restaurée, qui est un petit marché à part entière. Et là-dessus, on n’a pas énormément de concurrents : à la rigueur, Rockyrama et Première Classics, mais ce sont des lignes éditoriales assez différentes. Et sur Internet, certes, il y a des sites comme DVDClassik mais la différence de support joue énormément. Ensemble, on participe à la dynamique de ce fameux marché des films de patrimoine, chacun à notre échelle, en fédérant des publics différents.
Et ça marche pas trop mal. Sinon, Revus & Corrigés n’existerait plus.
- Alors que la crise sanitaire a affecté très durement le monde du cinéma, des acteurs majeurs, comme Disney, décident de ne pas sortir leurs films en salle privant, de ce fait, les exploitants de recettes importantes, l’industrie connaît-elle une fin de parcours ?
Fin de parcours, n’allons pas jusque-là, surtout qu’on voit bien que les entrées sont remontées.
En revanche, la politique de Disney est un véritable problème. Pour les exploitants, évidemment, pour l’industrie du cinéma aussi, pour le nombre d’entrées qu’ils représentent, alimentant de fait l’économie du CNC via la TSA (la taxe sur le ticket de cinéma). Disney est en train d’étudier la possibilité d’un monde de cinéma sans salles de cinéma. Ça les arrangerait, économiquement parlant, d’ailleurs, puisque la salle de cinéma est un intermédiaire économique qui coûte cher quand, avec Disney +, ils s’assurent 100% de remontée des recettes. D’une manière analogue, la politique de Disney sur son catalogue, et sur le catalogue de la Fox, va aussi être un problème. Elle peut signifier l’arrêt de l’exploitation de ces catalogues en salle. L’arrêt des restaurations pour les films qui ne les intéressent pas. Pour la diffusion, on l’a vu l’année dernière avec Alien, qui fêtait ses 40 ans : Disney a bloqué plusieurs projections aux États-Unis. Et d’autres majors américaines sont susceptibles de suivre le même modèle.
Là, ça mettrait en péril beaucoup de choses, notamment au niveau du patrimoine.
- Pensez-vous, dans une vision globale défendu par le journal Le Monde, que la sortie prochaine de Tenet sera salvatrice pour les salles ?
J’écris ces lignes quelques jours après la sortie de Tenet, donc j’ai le privilège de ne pas avoir à jouer à Nostradamus et pouvoir juste constater que le film de Nolan semble plutôt bien fonctionner, et faire revenir le public en salle. Mais ça n’est pas le seul ! C’est un ensemble de films. Il y a eu plusieurs films avec de bons scores, parfois de jolis démarrages. Effacer l’historique, le Kevern et Délépine, notamment. Mais, pour revenir à Tenet, sans vouloir en faire des caisses sur Saint-Nolan-Sauveur-Du-Cinéma, il faut lui reconnaître une confiance sincère dans ce que représente l’idée de cinéma en salle. On ne fait pas s’emboutir un 747 dans un hangar, en vrai, sans effets spéciaux, pour autre chose que le projeter sur un écran géant. C’est très primaire, si on veut, comme rapport au cinéma, mais c’est en même temps important.
Et, malgré le contexte actuel, c’est tout de même quelque chose qui parle encore aux gens, la preuve.
- N’est-ce pas mettre en péril la pluralité cinématographique que d’élever une stèle, aussi méritée soit-elle, à des réalisateurs, comme Christopher Nolan, au détriment d’autres qui mériteraient, probablement, un bon coup de projecteur ?
C’est l’éternel débat de mettre un coup de projecteur sur une oeuvre populaire, ce qui se fait souvent au détriment d’une oeuvre plus confidentielle.
Mais Nolan, ça n’est pas Marvel, ça n’est pas Star Wars non plus. On peut reprocher bien des choses au cinéma de Nolan, et je l’ai déjà fait, particulièrement sur ses derniers films qui m’ennuyaient (j’ai assez aimé Tenet en revanche), mais ils ne desservent pas l’idée de cinéma. Ils ne travaillent pas contre l’idée de cinéma, ce que j’ai déjà reproché à Disney et à leurs productions, ce qu’elles représentent et véhicules, les Marvel, les Star Wars, etc. Donc, en ce sens, les « gros » films de Nolan, qui captent beaucoup d’attention, ne sont pas fondamentalement différents de l’essentiel des « gros »films de l’histoire du cinéma qui ont toujours capté plus d’attention que les oeuvres plus confidentielles. Et on le voit bien avec le frémissement actuel des entrées en salle : la pluralité cinématographique est toujours là. Et marche pas mal, même s’il faudra en reparler dans quelques semaines, afin de voir si toutes les salles occupées par Tenet (avec une exploitation au moins sur six semaines) n’auront pas eu un impact négatif sur le reste du marché.
Et enfin, une dernière chose qui mérite d’être répétée : même si Tenet joue un rôle important dans la reprise, il faut tout de même rappeler que les sorties n’ont pas manqué cet été, et que des distributeurs se sont battus pour proposer des films de tous horizons sur grand écran. Et malgré tout, en dépit de toute l’attention captée par l’arrivée du Nolan, des médias en parlaient, des spectateurs allaient les voir. Avec, parfois, des succès qui font plaisir, comme la ressortie d’Akira en 4K, dont on a beaucoup parlé, et qui rencontre un succès fou.
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