Le salaire de la peur

? Réalisateur : Henri-Georges Clouzot (Quai des orfèvres, Les diaboliques)
? Casting : Yves Montand (Paris brûle-t-il, I comme Icare), Charles Vanel (Les croix de bois, La main au collet), Folco Lulli (Le comte de Monte Cristo, Le grand restaurant)…
? Genre : drame
? Pays : franco-italien
? Sortie : 22 avril 1953
Synopsis : En Amérique Centrale, une compagnie pétrolière propose une grosse somme d’argent à qui acceptera de conduire deux camions chargés de nitroglycérine sur 500 kilomètres de pistes afin d’éteindre un incendie dans un puits de pétrole. Quatre aventuriers sont choisis et entament un voyage long et très dangereux…
Qu’est-ce qui fait qu’un film rentre dans l’histoire du cinéma ? Un savant mélange dont la recette n’existe pas, un alliage entre le talent d’artistes et le timing d’une rencontre avec un public. Henri-Georges Clouzot, après des années 40 qui l’auront vu connaître les affronts de la guerre et le succès de son Quai des Orfèvres, aura vu sa carrière se parapher de lettres d’or en 1953, lorsqu’il réalisa la prouesse de gagner l’Ours d’or et la Palme avec Le Salaire de la Peur.
Au milieu de nul part, le réalisateur niortais dresse un tableau cynique d’ombres errantes. Moins que des hommes, nos personnages errent sans coeur ni âme, au milieu d’un brouahah de langues que personne ne semble vouloir entendre. C’est par ce constat cinglant que Clouzot nous plonge dans son Salaire de la Peur, plantant ainsi d’entrée le décor : rien ne sera ici facile ou arrangeant, et l’on peut sentir d’entrée de jeu que l’espoir est promis à se voir étouffer pour la poussière ambiante. L’arrivée de Jo, sur le papier potentiel levier de rupture avec la passivité de la situation, ne viendra finalement que confirmer la réalité sinistre des faits qui règne à Las Piedras ; le ciel semble avoir tourner le dos à la misère d’un village promis à clouer son propre cimetière. Le Salaire de la Peur, sous ses airs de drame nauséabond, dresse finalement, grâce à la finesse du travail de Clouzot, un portrait au vitriol de la folie des hommes ; prêt à tout pour quelques billets, ils descendent plus bas que terre, devenant des chiens reniflant l’appât du gain.

Plus le film avance, et plus la théorisation de Clouzot sur la folie des hommes prend tout son sens (ce que Friedkin reprendra et amplifiera quelques années plus tard dans l’incroyable remake Sorcerer) : plus ils avancent sur la route de tous les dangers, plus nos quatre hommes semblent se déposséder de leurs corps comme métaphore de leur humanité : ayant tourné le dos à la civilisation et à la décence, ils semblent s’enfoncer vers leurs destinées funestes sans aucune voie d’issue. Le puits en feu, objet de leur quête, est d’ailleurs fort de symbolisme ; difficile de ne pas voir une représentation pure par Clouzot de l’Enfer dans lequel se jette corps et âme ; des âmes tourmentées qui détruiront donc leurs corps, prenant des risques de plus en plus insensés dans leur inéluctable chute, avançant de tableau en tableau peints par Clouzot. Enchaînant les images fortes, Le Salaire de la Peur reste notamment pour une de ses scènes, celle où le pipeline saigne comme une artère coule ; la destruction ultime, l’aboutissement d’un chemin où le sang coule pour le pétrole, mélangeant à ce lac de mélasse ce qui restait d’humains en Jo et Mario.
C’est là tout le sublime du Salaire de la Peur ; en profitant d’un duo Yvan Montand/Charles Vanel habités par leurs rôles, Clouzot captive en mettant l’horreur à hauteur d’homme. Ici le spectacle tient le spectateur au bord du précipice, nous mettant face à la réalité de ce que l’on voit : la vanité des personnages en appelle à notre propre désir de spectacle à haute puissance. Si le fond est là, la forme l’est tout autant ; il fallait bien ça pour que Clouzot signe un chef d’oeuvre avec son film, une œuvre cinglante à montrer à tout le monde.
Note
10/10
Oeuvre majeure signé Clouzot, leçon d’humanité merveilleuse, Le salaire de la peur justifie amplement son statut de classique. Dans une tension magistrale, Clouzot démontre que l’alliage entre spectacle et intelligence peut offrir au spectateur tout ce que le cinéma a de plus beau à donner.
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