Border, film fantastique suédois de 2018 réalisé par Ali Abbasi avec Eva Melander et Eero Milonoff.
Sortie DVD : 9 juin 2019.
Synopsis : Tina, douanière à l’efficacité redoutable, est connue pour son odorat extraordinaire. C’est presque comme si elle pouvait flairer la culpabilité d’un individu. Cependant, lorsque Vore, un homme d’apparence suspecte, passe devant elle, ses capacités sont mises à l’épreuve pour la première fois. Tina sait que Vore cache quelque chose, elle ressent une étrange attirance pour lui.
Même s’ils hantent depuis longtemps nos écrans, nous faisant frémir, rire ou pleurer, qu’ils prennent les traits de la créature de Frankenstein, de Shrek ou encore de John Merrick, les « monstres » servent bien souvent à illustrer cette noble thématique, mais ô combien éculée, qui se nome ode à la tolérance. Border, qui met en scène des personnages au physique outrageusement disgracieux, n’en serait-il qu’une simple variation ? Fort heureusement, il n’en sera rien, car le film cultive sa propre singularité en mettant la forme au service du fond, questionnant le spectateur sur l’idée qu’il se fait d’une frontière morale (entre bien et mal, entre les véritables monstres et les autres), tout en rendant poreuses celles du cinéma ! Ali Abbasi, en effet, n’aura de cesse de brouiller nos propres perceptions en transgressant aussi bien les codes cinématographiques (polar, fantastique, réalisme social) que la représentation habituelle des personnages (homme/femme, humain/animal, bon/méchant).
Comme le titre le laisse entendre, la question de la « frontière » sera au centre du film, au cœur du propos. La frontière, bien sûr, c’est celle qui délimite géographiquement un pays (le personnage principal, d’ailleurs, est douanière), mais c’est également celle qui sépare l’homme de l’animal, le bien du mal, le réel de l’imaginaire. Le tour de force d’Ali Abbasi sera justement de bousculer, par le truchement de ses deux personnages hors normes (Tina & Vore), nos propres représentations.
Ainsi, Tina, de par son physique pour le moins singulier, nous fait penser irrémédiablement à un animal. D’ailleurs de nombreuses scènes sont là pour nous conforter dans cette idée, puisque nous la voyons remplacer le chien au poste frontière, ou encore communiquer avec les différents animaux. Seulement, son comportement, quant à lui, nous rappelle incessamment le nôtre, celui d’une femme ou d’un homme ordinaire. Car Tina, contrairement aux « super héros », a une attitude affreusement banale ou horriblement normée : elle a un travail routinier, un foyer qui n’a rien d’exaltant, des liens familiaux qu’elle entretient tant bien que mal… et finalement, à travers l’ambiguïté même de ce personnage, on devine la vraie réussite d’un film qui a su, en rendant caduc le rapport à la norme, questionner l’humanité même de notre monde
Ce qui est intéressant à noter, c’est que le film est adapté d’une nouvelle de John Ajvide Lindqvist, connu surtout pour être le papa littéraire du célèbre Morse, qui renouvela de son côté le pseudo genre vampirique. Et comme dans le film de Tomas Alfredson, on retrouve cette volonté de questionner finement ou poétiquement l’Homme. Et c’est sans doute sur ce point où Border est le plus réussi. Car si Ali Abbasi multiplie les registres, c’est bien lorsqu’il lorgne du côté du réalisme magique qu’il nous offre ses plus belles scènes : les séquences dans les bois sont placées sous l’égide d’une poésie rare, à la frontière de l’animisme, où l’organique se mêle au minéral, où la bestialité se confond avec la tendresse ou la sensualité. Le travail sur les lumières et sonorités sert à merveille la justesse des acteurs, nous offrant un moment de cinéma rare où les particularités les plus outrancières (l’étrangeté de la situation, le grotesque du maquillage) en viennent à s’effacer derrière la vision romantique de deux êtres qui s’enlacent, s’unissent, jusqu’à se confondre avec leur univers.
Mais à travers ces séquences, où l’on nous montre crûment ce que l’on qualifie bien souvent d’horrible (horreur physique avec ces faciès difformes, horreur psychique avec l’idée de se nourrir de vers, d’asticots et autres joyeusetés), on devine surtout la démarche d’un cinéaste qui cherche à nous faire comprendre que la vraie monstruosité se situe ailleurs, en hors champ, dans le cœur de l’Homme et dans son comportement pseudo civilisé. Et c’est en développant cette idée, en transgressant différents registres cinématographiques, qu’Ali Abbasi se prend un peu les pieds dans le tapis et empêche son film d’avoir l’ampleur espérée.
En restant dans le domaine du fantastique, en creusant l’histoire de ses personnages principaux (qui sont-ils ? sont-ils le fruit d’expérimentations humaines ? appartiennent-ils à une espèce détruite par l’Homme ?), Ali Abbasi parvient à donner de l’épaisseur à son propos en laissant entendre que toute société humaine, aussi civilisée soit-elle, à toujours du sang sur les mains : nous sommes les vrais monstres de notre propre histoire. Seulement, pour y parvenir, notre homme se sent obligé d’insister parfois lourdement, en plaçant dans son récit une pseudo enquête policière qui n’existe pas dans le livre original ! Et là finalement, tout ce qui faisait la fragile réussite du film s’en trouve brusquement ébranlé : on insiste lourdement sur cette monstruosité humaine qui peut revêtir le masque de la normalité (le pédophile qui ressemble à M. Tout-le-monde…), on illustre tout aussi lourdement les inquiétudes personnelles de Tina à travers les rebondissements de l’enquête (multiplications des facilités scénaristiques ou des coïncidences heureuses…).
Exception faite de ces quelques maladresses, Border demeure une belle petite réussite, flattant notre imaginaire par son côté poétique, initiant notre réflexion sur ce monde borderline qui est le nôtre !
Note
6.5/10
Sans atteindre l’excellence et la cohérence du Morse de Tomas Alfredson, Border s’impose comme une ode à la tolérance aussi poétique que réjouissante.
Bande-annonce