? Réalisateur : Francis Ford Coppola
? Casting : Frederic Forrest, Teri Garr, Raúl Juliá, Nastassja Kinski, Lainie Kazan
? Genre : Comédie Musicale
? Sortie : 11 février 1982 (USA), 29 septembre 1982 (France)
Synopsis : Après cinq ans de vie commune, la routine et la banalité se sont installées dans les rapports de Frannie et Hank. À la suite d’une dispute orageuse, le couple se sépare. Ils partent alors à la découverte de nouveaux visages et d’idylles au charme doux-amer…
Dans le monde du cinéma, d’aucuns ont tendance à vulgariser ce qui fait un grand réalisateur. Pour beaucoup, il est avant tout un artiste dont la patte esthétique est directement reconnaissable et s’étend sur l’ensemble de sa filmographie de façon cohérente, même si les genres abordés peuvent y varier. Pourtant, au cœur de tous ces auteurs du septième art, certains sont indéfinissables, évoluant constamment dans une forme de maestria invisible, à la croisée des styles. Ils ne sont pas de simples étiquettes, affiliées à tort et à travers à certains tropes de mise en scène, mais de vrais électrons libres.
Le nom de Francis Ford Coppola en est à mes yeux l’un des exemples les plus frappants. Souvent cantonnée au simple succès de la trilogie du Parrain, la carrière de l’artiste américain est faite de zones d’ombre, disséminées entre des œuvres plus populaires. Road movie, teen-movie, horreur ou encore polar sont autant de récits auquel il se sera confronté, sans jamais marquer un style évident, y compris lorsqu’il se lance sur des sujets similaires, tels que Outsiders ou Rusty James, traitant de la jeunesse désœuvrée sous des angles esthétiques bien distincts. De tous ces travaux aussi différents les uns que les autres, un seul maître-mot les régit : l’expérimentation. Plus que le classicisme qu’on attribue souvent à son œuvre, Coppola est avant tout un visionnaire, toujours en quête d’une manière de redéfinir ou de se réapproprier les formes cinématographiques.
Mais plus que de résumer tout le génie de sa filmographie, qui mériterait à elle seule un article entier, votre humble serviteur souhaiterai revenir sur le long-métrage qui définit au mieux toute la carrière de l’homme concerné. Ce chef d’œuvre méconnu, perdu dans les limbes des 80s, n’est nul autre que Coup de Cœur (One from the Heart, en version originale), comédie musicale oubliée dont l’échec cuisant faillit coûter la carrière de son créateur.
Sur le rouge ardent du logo Zoetrope Studios, deux voix distinctes s’affrontent, celle rocailleuse de Tom Waits et celle angélique de Crystal Gayle. Apparaît alors par fragments la silhouette dessinée de Las Vegas, qui se distingue, au milieu d’un désert morbide, par ses quelques néons tapageurs. Dès ces premières minutes, opposant à la fois les chants de ses vedettes ainsi que l’imaginaire post-apocalyptique et la vision rêvée de la ville des péchés dans tout ce qu’elle de plus excessif, Coup de Cœur prépare le terrain pour la relation intime qu’il s’apprête à montrer et pour la déconstruction, au milieu de ce décor outrancier. Waits et Gayle ne seront que les alter-égos de Hank et Frannie, leurs homonymes à l’écran, dont l’amour est aussi fragile que les voix de nos deux chanteurs.
« The roses are dead and the violets are too ».
Car d’amour, il ne sera question que de ça. Comme bien des comédies musicales, l’œuvre parue en 1982 fait de la passion son principal sujet. Des décors jusqu’aux interprètes ou éclairages, tout semble dirigé par ces cœurs battant l’un pour l’autre. Le cadre, investi par cette chaleur humaine, ne fera que suivre le chemin de deux amants en quête l’un de l’autre. Mais, s’il y a bien une différence majeure dans le film de Coppola, qui le distingue du tout-venant, c’est que l’amour ne s’y trouve pas, mais doit se retrouver. En effet, l’idylle propre au genre est ici fanée par des années de mariage et s’est transformée en relation dysfonctionnelle, à peine voilée par quelques belles paroles. Pour l’un comme pour l’autre, l’unique échappatoire de ce domicile conjugal sous respirateur artificiel réside dans les mille et une lumières de Las Vegas.
Personnage à part entière, la ville du jeu séduit ses occupants, par ses vitrines aguicheuses, par son éclat, mais aussi par sa grandeur disproportionnée, fruit d’une production filmique folle, décidant de bâtir tout ce décor à l’intérieur des Zoetrope Studios de Coppola. Ainsi, Las Vegas sonne comme le lieu de tous les possibles, par sa profondeur de champ extrême, toujours apte à capter un arrière-plan foisonnant, emporté par un mouvement perpétuel. Dans cet immense bas à sable, tout virevolte et tous, du personnage principal comme au figurant le plus anodin, sont emportés dans une vague de frénésie ininterrompue. Par conséquent, Coup de Cœur attache peu d’importance à la danse en elle-même, et ce, en dépit des grandes références qu’il convoque explicitement, de Stanley Donen à Vincente Minnelli.
Cependant, à mesure que les minutes passent et que les rues n’en finissent pas de briller, le déplacement passionné de la caméra de Coppola se métamorphose alors en manège angoissant, qui brouille encore plus les notions d’espace et de temps, tout en empêchant les amants de se retrouver, malgré leur proximité. Le mouvement n’est alors plus une formalité, mais bien une norme de vie, puisque l’immobilité semble plonger toutes ses âmes égarées dans une profonde mélancolie, que seuls l’agitation ou le vacarme peuvent briser. L’espace urbain porte aussi au pinacle les reflets et les répétitions. À la manière de Playtime (Jacques Tati, 1967) ou de La Foule (King Vidor, 1928), chaque rue, enseigne ou restaurant ressemble au précédent et les individus disparaissent pour ne devenir qu’une fourmilière, dont chacun des pas est conditionné par les innombrables luminaires rouges ou bleutés. Le rêve américain présenté par le décor s’effrite soudain progressivement pour ne laisser apparaître au public que la froideur d’un espace déconnecté des relations humaines.
Pourtant, la fuite en avant que promet Las Vegas n’a jamais l’air assez pour Hank ou Frannie. Leur chemin et leurs paroles semblent guidés par la recherche de l’homme ou de la femme idéale, mais sont au fait centrés sur un autre fantasme : l’ailleurs. Dès les premières minutes, ce dernier est là, sous la forme d’un avion miniature que la jeune femme exhibe dans la vitrine de sa boutique, et continuera à se présenter sous différentes formes, faisant discrètement miroiter un départ vers l’étranger. Les amourettes que cherche le couple séparé ne sont pas tant la manifestation d’un désir carnassier qu’une étape de plus qui leur permettra d’accéder à la terre promise, prenant ici les traits de Bora Bora.
Au sein d’une époque qui tente de redéfinir l’Amérique comme terre promise, après qu’elle a déçu les jeunes générations, ce désir d’ailleurs fait finalement office d’exception et Coup de Cœur se présente comme une œuvre de jonction entre deux époques, un chaînon manquant, cachant sous son maquillage purement 80s une continuation de la contre-culture des 70, ne voyant en ce rêve américain rafistolé qu’un tue l’amour désenchanté. Et c’est précisément loin de la foule, du bruit assourdissant et des idéaux fabriqués que cet amour peut silencieusement reprendre son envol, grâce à une voix frêle, mais enfin authentique.
Note
9/10
Par ses paillettes et apparats en tout genre, Coup de Cœur déploie peu à peu une frénésie désincarnée et un spectacle volontairement artificiel, où les émotions du couple sont perpétuellement emprisonnées par tous ces néons tapageurs. Il en résulte une immense œuvre hybride, qui appose le propos des 70s sur une esthétique purement 80s.