? Réalisateur : Alfred Hitchcock (Les Enchaînés)
? Casting : Teresa Wright (Les Plus Belles Années de notre Vie), Joseph Cotten (Citizen Kane), MacDonald Carey (Les Damnés)
? Genre : Thriller, Drame
? Sortie : 15 janvier 1943 (États-Unis), 26 septembre 1945 (France)
Synopsis : Oncle Charlie et sa nièce sont très attachés l’un à l’autre. Enfin, jusqu’à un certain point, car Charlie n’apprécie vraiment pas que sa nièce puisse le soupconner d’être l’affreux assassin que recherche la police.
It seems to go crazy every now and then, like your Uncle Charlie.
Jack Graham
L’Ombre d’un Doute est le 29ème film d’Alfred Hitchcock mais c’est surtout son film préféré. Jouissant d’une certaine liberté, il a pu développer un véritable thriller où les personnages sont aussi troubles qu’une ombre.
C’est d’ailleurs tout en nuances que Hitchcock exploite la représentation du « méchant » et du « héros » sous les traits de l’Oncle Charlie et de la jeune Charlie, joués à la perfection par Joseph Cotten et Teresa Wright (tous deux des seconds choix). En jouant sur leur domination changeante sur l’un et sur l’autre, c’est avec subtilité qu’il offre un jugement moral grisâtre et une multitude d’interprétations analytiques : tout n’est pas tout noir ou tout blanc.
Ainsi, c’est avec une analyse stylistique de séquence que nous avons décidé d’aborder ce jeu de domination, important jusqu’à la fin du film et véritable axe majeur dans l’intrigue. La séquence en question est celle dites des « escaliers », bien qu’elle commence au devant de la maison, son point culminant se trouve dans le champ contre-champ s’effectuant entre l’Oncle Charlie, qui monte à l’étage, et la jeune Charlie, restée au pas de la porte – plan emblématique de L’Ombre d’un Doute -.
Pour établir une analyse filmique, il faut que la réflexion tourne autour d’une problématique dont l’objectif est d’essayer d’y répondre – il est donc possible qu’aucune réponse fixe n’existe -. Dans notre cas, notre raisonnement tournera autour de l’esthétique de la séquence : lumière, cadrage, musique, techniques de réalisation. Voici donc notre problématique :
Qui connait une position de domination dans cette séquence : l’Oncle Charlie ou la jeune Charlie ?
Il est possible de découper cette séquence en trois parties, afin que notre questionnement soit plus ordonné : la première partie correspond à la scène d’extérieure d’échange entre Charlotte et Charlie suivie de la seconde partie, avec un dialogue entre Mr. Newton et son ami Herbie Hawkins. La troisième partie est donc la montée des escaliers par l’Oncle Charlie, comprenant en contre-champs le plan fixe – si célèbre – de la jeune Charlie.
La première partie : l’AMORCE Du conflit
Cet extrait concentre l’essence même des conflits et tensions qui se sont créés tout au long du film, représentant assez radicalement les rapports de force qui s’exercent entre Charlie et son oncle. C’est à partir de cette envie qu’Alfred Hitchcock a réalisé cette séquence, dont l’esthétique et le style en sont les témoins.
Cette scène commence par l’avancée de Charlie vers la porte, avant que son oncle ne s’avance à son tour. Les deux protagonistes entament alors une confrontation physique, allant au contact l’un de l’autre sans qu’une quelconque domination ne soit notable.
En effet, Charlie prend de l’assurance en avançant, d’abord anxieuse puis déterminée : épaules baissées, tête relevée, torse bombé et pas plus lents et sûrs : elle s’avance sereine. C’est un sentiment renforcé par la luminosité et l’importance donnée à son visage. La longue focale la coupe entièrement de son environnement, qui est alors extrêmement flou, ne donnant au spectateur que la possibilité de se concentrer sur le visage de Charlie et sur son déterminisme à tenir tête à son oncle.
Pour « contrecarrer » cette forte domination visuelle chez Charlie, Hitchcock choisit d’offrir à l’oncle un plan large avec une courte focale : ainsi, on voit l’environnement derrière lui. Grâce à ce procédé de réalisation, Hitchcock nous fait comprendre que l’oncle Charlie s’avance pour bloquer la porte et arrêter sa nièce. Il est d’ailleurs très imposant, notamment grâce aux lignes de forces verticales et parallèles à sa carrure.
Et bien qu’on remarque un travelling arrière et un travelling avant dans ce champ contre-champ, qui pourrait traduire une suite du regard des personnages, l’axe de la caméra reste plutôt annaxe : parallèle avec le sol. Révélé plus tard dans la séquence, l’inclinaison de ces plans aurait dû être beaucoup plus significative du fait de la position en haut des marches de l’oncle Charlie. Ainsi, en effaçant cette élévation de Charlie (homme) et donc l’indice de subjectivité de la caméra (elle ne représente pas la vision d’un personnage), Hitchcock laisse ses personnages sur un même piédestal et n’accorde pas de domination, tout comme il ne partage pas de point de vue, traduisant une neutralité totale.
LA DEUXIÈME PARTIE : LA SCÈNE PIVOT
Du point de vue de la diégèse (l’histoire dans le film), cette scène entre Mr. Newton et Mr. Hawkins peut être considérée comme la « scène pivot », véritable déclencheur d’un retournement de situation : une sorte de plot-twist soft. Elle est donc primordiale que ce soit esthétiquement ou diégétiquement. En effet, Hitchcock va faire en sorte que cette scène prenne toute la place qu’elle mérite pour que le spectateur – ainsi que les Charlie’s – possèdent les clés du mystère.
Il s’agit donc du tournant dans l’histoire : les deux comparses dialoguent sur l’arrestation funeste du second suspect pour le meurtre des veuves joyeuses – en tête de liste avec l’oncle Charlie – mais également la fin de l’enquête, ayant été reconnu coupable. Ainsi, cette information disculpe l’oncle Charlie et lui apporte une domination certaine face à sa nièce.
Hitchcock va alors mettre Mr. Newton et Mr. Hawkins en valeur au détriment de Charlie et son oncle. C’est donc grâce à un travelling latéral, de 3/4, annaxe, à hauteur d’homme avec un cadrage serré, limitant les distractions visuelles pour le spectateur, que la réalisation va faire évoluer les protagonistes. Leurs propos étant important, il est tout à fait normal que leur présence à l’écran le soit aussi. Ainsi, ces deux acteurs vont occuper le cadre de bout en bout, faisant oublier les Charlie’s et leur duel. On note donc qu’au fur et à mesure de la divulgation des informations, Mr. Newton et Mr. Hawkins vont accaparer le cadre, jusqu’à le remplir totalement puis couper le champ de la caméra : ils entrent en bas à droite et sortent en haut à gauche.
À noter : Pour assurer cette importance progressive dans le cadre et cette sorte d’ascension, Hitchcock a installé une plateforme au bout de la traversée. On peut d’ailleurs noter le léger mouvement d’élévation des deux acteurs, montrant qu’il monte une petite marche. D’ailleurs, Hume Cronyn et Henri Travers regardent même où ils mettent les pieds pour être sûrs de ne pas trébucher.
LA TROISIÈME PARTIE : TOUTE EN NUANCES
Comme évoqué précédemment et grâce à la scène pivot, il semblerait que l’oncle Charlie remporte le combat entamé face à sa nièce. On remarque d’ailleurs que le premier plan de cette partie est sur la jeune Charlie mais alors habitués à le voir annaxe, il est à présent question d’une plongée qui domine et écrase Charlie. Un sentiment renforcé par une luminosité moindre et des ombres sur son visage. Mais c’était sans compter sur le génie du suspense qu’est Alfred Hitchcock.
Alors que l’oncle Charlie fanfaronne légèrement et gagne en assurance face à la mine déconfite de sa nièce, on peut entendre une musique de tension dramatique prendre le pas sur le reste de la sphère sonore intradiégétique, détonnant avec l’ambiance que veut laisser transparaitre l’oncle Charlie. Ainsi, alors qu’il monte glorieux, pensant avoir la maitrise dans ce duel, une menace plane toujours derrière lui, alors qu’il s’arrête net et se retourne lentement, craintif : Charlie elle-même, qui à la fois imposante et enfantine apparait dans l’un des plans les plus connus de L’Ombre d’un Doute.
Il est évident que l’impression qui domine le plus en regardant ce plan est le rapport de force esthétique qui réduit Charlie à une petite fille enfermée dans l’embrasure de la porte. Avec une forte plongée, Hitchcock assomme l’actrice et la concentre vers le fond du plan, en retrait. On la regarde de haut, cette caméra est subjective puisqu’elle reflète la vision de l’oncle Charlie : Hitchcock apporte donc de l’importance à sa position, à ce personnage. Charlie ne semble plus en position dominante et pourtant, on retrouve certains traits menaçants chez la jeune femme.
Bien qu’elle soit recroquevillée sur elle-même, dans une position enfantine : elle ressemble à une gamine apeurée, le jeu de lumière va lui apporter de la contenance et de la présence. En effet, l’ouverture de la porte, formant un surcadrage (un cadre dans le cadre) ne connait pas de délimitation entre l’extérieur et l’intérieur, ainsi formant une longue bande blanche, cela accroit la silhouette de Charlie et révèle notamment une ombre impressionnante qui s’étend jusqu’au pas de l’escalier. L’ombre d’un doute qui s’immisce dans l’esprit de l’oncle Charlie : va-t-elle ou non le dénoncer ? De plus, les lignes de forces s’alignent à la verticalité de la jeune femme : les ombres de l’escaliers, l’agencement de la pièce, les escaliers en eux-mêmes. On note également que d’autres lignes de forces, en diagonales, forment des flèches qui pointent vers l’oncle Charlie et donc accentuent le regard appuyé que peut lui porter sa nièce.
C’est d’ailleurs toujours dans ce jeu d’ombres que Hitchcock cache le visage et les expressions de Charlie, la rendant inquiétante et menaçante, comme ces images de petites filles psychopathes qui inondent les films d’horreur. Ainsi, en plus de dominer toute la cage d’escalier, Charlie bloque également la porte, comme son oncle l’avait fait avec elle auparavant : elle l’empêche de s’enfuir et devient alors une menace mais également un obstacle.
Toujours dans l’idée du doute naissant au coeur de l’oncle Charlie, le plan suivant – également le dernier de cette analyse puisqu’un fondu au noir coupe la continuité temporelle, d’action et de lieu de la séquence – le montre se détournant avec hésitation de Charlie, lentement et son visage est grave. Malgré une contre-plongée qui le laisse dominant, le décor épuré derrière lui, en opposition du plan de la petite Charlie, traduit une sensation de vide et de décontenance. L’oncle Charlie a perdu sa joie de vivre, son assurance et son contrôle, peut-être est-il même triste au-delà de douteux. Et si cette expression faciale et cette douleur à se retourner n’était pas de la crainte et de la tension mais un résiliation à commettre l’irréparable auprès de sa nièce qu’il aime tant ? Fondu au noir. À vous de le découvrir en regardant L’Ombre d’un Doute.
Pour conclure, Alfred Hitchcock au travers de cette séquence charnière d’un point de vue diégétique, manie la tension et les rapports de force tel un combat de boxe où la seule issue possible semble le K.O d’un des protagonistes. Ainsi, en maître du suspense, il laisse planer le doute quant au personnage dominateur puisque Charlie et son oncle semblent chacun avoir un coup fatidique à porter à leur adversaire. C’est d’ailleurs au travers de son esthétique qu’Alfred Hitchcock met en scène son titre de film L’Ombre d’un Doute : tout n’est pas noir ou blanc, méchant ou gentil, dominant ou dominé. Par conséquent, cette séquence alterne les positions de force entre ses protagonistes pour alimenter le thriller en mystère et durcir son arc narratif : on ne sait pas qui prendra le dessus sur l’autre et qui vaincra.
1 Comment