Joker
? Réalisateur : Todd Phillips (Very Bad Trip, War Dogs)
? Casting : Joaquin Phoenix (Gladiator, Les Frères Sisters), Zazie Beetz (Deadpool 2, Geostorm), Robert De Niro (Taxi Driver, Voyage au bout de l’enfer)…
? Genre : thriller
? Pays : Etats-Unis
? Sortie : 4 octobre 2019 (Etats-Unis), 9 octobre 2019 (France)
Synopsis : Le film, qui relate une histoire originale inédite sur grand écran, se focalise sur la figure emblématique de l’ennemi juré de Batman. Il brosse le portrait d’Arthur Fleck, un homme sans concession méprisé par la société.
Attendu par la communauté cinéphile comme le Messie, l’Évangile selon Todd Phillips, et orné d’une aura de respectabilité depuis l’obtention du Lion d’Or à la Mostra de Venise en septembre dernier, dire de Joker qu’il suscitait nombre d’espoirs relève de l’euphémisme le plus outrancier.
Et comme tous les espoirs, la crainte d’un résultat en deçà de celui prévu était grande. Comment renouveler un personnage déjà incarné maintes fois, sur petit et grand écran, et dont les interprètes l’ont marqué durement de leur empreinte ? Pouvait-on faire confiance à Todd Phillips, dont le fait d’armes principal était la réalisation de la trilogie Very Bad Trip ? A sur-vendre le film, Warner avait-il créé une attente démesurée, que le film ne pourrait décemment pas combler ?
A tous ces doutes, Joker répond de la plus éclatante des manières. Oui, le film est la réussite qu’il promettait. Et en premier lieu, parce qu’il assume entièrement ses partis-pris.
Il va sans dire que le microcosme super-héroïque actuel fait un peu grise mine. Entre le Marvel Cinematic Universe, dont la qualité moyenne (et cela relève d’une douce litote) n’est plus à prouver, un DC Extended Universe engoncé entre velléités artistiques d’un univers plus mature et volonté de copier la recette du MCU, et la franchise X-Men qui sombre peu à peu dans l’oubli, autant dire que le super-héros est artistiquement loin d’avoir le vent en poupe. Quoi de plus normal, dès lors, d’extraire des comics le plus fameux des anti-héros ?
S’affranchissant du carcan super-héroïque, Joker propose une vision plus terre-à-terre de notre monde, dépeignant une société grisâtre, morose, au bord de l’explosion. Un conflit latent, entretenu par le fossé qui se creuse irrémédiablement entre la haute société, qui se pare de ses plus beaux atours pour cacher ses propres défauts, et la société d’en bas, qui ne récolte que les miettes. Une société où est démantelée toute compassion sociale, tout amour, respect ou considération envers l’autre, lorgnant vers le retour d’une certaine animalité envers les membres d’une même société.
Ce constat, d’une noirceur implacable, Todd Phillips s’y tient, non sans mal, jusqu’au bout. Au sein d’un monde en déliquescence, en survient donc la pire conséquence, avec l’apparition du Joker, sous les traits d’un Joaquin Phoenix qui tient probablement le rôle de sa vie. Sous les traits d’Arthur Fleck, comédien de stand-up raté qui poursuit son existence comme une âme en peine, il exprime à lui seul tout le message, l’aboutissement du fossé entre riches et pauvres et d’une société qui se coupe d’elle-même. Un personnage que Todd Phillips n’épargnera pas, auquel il ne laissera aucun espoir, aucune porte de sortie, et dont les sévices physiques mais surtout psychologiques le conduiront irrémédiablement à devenir la lie d’une société qui l’a elle-même créé.
Au-delà du simple message littéral du film, la réalisation de Todd Phillips accompagne également la noirceur du métrage. Point de recherches fantasmagoriques dans le cadrage, Phillips est avant tout un formaliste. Mais son travail de mise en scène, se déployant tel un vautour autour de son personnage principal, l’enfermant dans ce monde impitoyable, est d’une efficacité redoutable.
Filmant avec un réalisme froid, une image nette, sans fioritures, au contraire d’un protagoniste à l’esprit dérangé, il se veut ancré dans la réalité, quand bien même elle serait déplaisante, multipliant dans les scènes intenses les mouvements à l’épaule, s’installant dans l’instabilité du personnage, tout en sachant habilement jouer avec les scènes plus intimes, pas moins propices à l’élaboration d’un homme sombrant peu à peu dans sa folie longtemps rejetée. Un personnage isolé, dont Todd Phillips exprime très justement le solitude, dans un cadrage qui le laisse totalement en dehors de la société, tel le paria qu’elle en a fait, le plaçant comme écrasé par cette ville de Gotham et ses habitants, ou à l’inverse plus proche de lui et de ses émotions. Brisé par ce monde, Arthur Fleck se replie sur lui-même et sombre dans sa propre psyché : rien de révolutionnaire, mais le réalisme qu’adopte le film installe l’ambiance nécessaire à ce personnage ambivalent, sinon schizophrène, et à l’instauration d’un sentiment de malaise, également rendu par la musique d’Hildur Guðnadóttir, profondément anxiogène, sublimant les scènes de quasi-poésie « macabre » auquel le personnage se laissera aller au fil du film.
Et si cette réalisation se met au service de son récit et de son personnage, elle n’en oublie pas pour autant la dichotomie mise en place entre riches et pauvres, une opposition pas franchement subversive mais auquel le film donne une saveur particulière. Une opposition qui se retrouve également dans la mise en scène, jouant sur le contraste entre la clinquance d’une haute société à l’atmosphère chaleureuse (que le Joker va venir mettre en pièces), le bariolage d’une télévision aussi colorée que son esprit, par l’intermédiaire de son présentateur vedette Murray Franklin (Robert de Niro), n’en est vicié, et l’atmosphère froidement réelle du monde dans lequel évolue Arthur Fleck, à l’ambiance feutrée, dont aucun échappatoire ne semble possible. Sans rien amener de révolutionnaire, Todd Phillips a su malgré tout adopter la mise en scène adéquate à son personnage et à en faire le prolongement d’un récit abrupt qui gagne ainsi en noirceur.
Un récit qui, pour son plus grand plaisir, a su s’affranchir de son encombrant matériau original.
Car le risque, en adaptant un personnage si ancré dans la culture comics, était de le voir s’écraser sur un passé glorieux mais encombrant, et ne pas parvenir à se détacher de l’empreinte de ses aînés. Or, la malice de Todd Phillips dans ce domaine est ce qui va décupler la force du film. S’arrangeant en effet pour adapter au cinéma la figure du Joker, et donc assurer son film d’une aura autour de son personnage principal, il amenuise la part comics de son long-métrage, donnant à son film une empreinte dans notre monde, au-delà de tout dogme que lui imposerait le médium original. Un homme sans avenir au sein d’une société qui le maltraite, dont les sévices psychologiques vont causer sa perte et en faire la pire conséquence pour un monde au seuil de l’embrasement : l’histoire du Joker, en s’ancrant dans un univers sombre mais bien réel (et c’est là que le travail visuel de Todd Phillips et de son chef opérateur Lawrence Sher prend tout son sens), dépasse le simple cadre du comics pour devenir le reflet (déformant ou non, c’est selon votre degré de nihilisme) de nos propres sociétés contemporaines. Ainsi, même si le film n’échappe pas à quelques éléments connus de son univers de base, dont il fait une toile de fond, une conséquence logique plus qu’un clin d’œil, il fait du Joker de Joaquin Phoenix un personnage de cinéma à part entière, rompant nettement avec son héritage comics.
Ainsi, la comparaison, attendue, avec les précédentes itérations du personnage, devient caduc tant rien ne rapproche ce Joker de ces prédécesseurs, dont il s’inspire autant qu’il se détache, notamment sur l’aspect psychologisant, créant sa propre mythologie et son rapport personnel à son histoire. La performance de Joaquin Phoenix n’étonnera en outre personne de sa réussite tant l’acteur a depuis longtemps sa polyvalence et sa habileté à une redoutable polymorphie. Souvent dans le surjeu mais jamais ridicule, toujours sur le fil du rasoir, prêt à laisser parler sa folie, il est aussi touchant que dérangeant, et le film tient en bonne partie de sa performance. De ce corps décharné, que l’acteur a construit comme miroir de la cassure psychologique du Joker, Todd Phillips fait son terrain de jeu, l’outil d’un cinéaste qui esthétise sa violence et sublime son monde pourtant poisseux. Et pour Phoenix, la route des Oscars semble être grande ouverte…
En prenant le parti-pris d’essayer de comprendre (sans excuser) les agissements de son personnage, reclus, paria d’une société au bord de l’implosion, dont les antécédents sont le ciment d’une « transformation » aux conséquences dramatiques, Todd Phillips pose une question, simple en apparence : le Joker, ce clown maquillé à outrance, est-il réellement celui qui est déguisé ?
Car c’est en incluant son personnage dans une vision plus globale sur la société que le film se détache de toute considération morale dont les réseaux sociaux sont souvent friands. Le métrage pourrait paraître, aux esprits les plus binaires, comme complaisant envers son personnage principal dont il pourrait sembler excuser les répréhensibles agissements. Mais c’est confondre analyser, et excuser ; l’explication, et le pardon ; l’admiration, et la fascination. Todd Phillips n’est pas en pâmoison devant son protagoniste. Ce qui le fascine dans la figure du Joker, c’est l’image de la société qu’elle lui permet de transmettre, dont il semble à la fois être la pire répercussion et la figure la plus clairvoyante, assumant sa folie au-delà de toute moralité.
Avec ce personnage, Joker interroge le rapport de la société aux apparences, rappelant les meilleures heures de Martin Scorsese, de Taxi Driver à King of Comedy, notamment en faisant de la télévision le reflet principal d’un monde dont le seul but est de camoufler ses démons derrière une image apaisante et plaisante, là où Murray Franklin, présentateur vedette d’un show d’une platitude extrême, développe un humour comme parent pauvre d’une moquerie et d’un mépris palpables. La haute société, précédemment évoquée, n’est pas en reste dans ce domaine, et la conséquence de leurs agissements communs sera cet élan révolutionnaire incarné par la figure clownesque du Joker. Cette figure, au départ désuète voire has-been, devient peu à peu le symbole de la révolte, l’idée que l’on porte tous, inconsciemment, une sorte de masque, et que celui qui prétend ne pas en porter et s’élever au-dessus de ces bas instincts n’est pas plus recommandable qui celui qui l’assume pleinement ; le masque devenant ainsi, avec une intelligence rare, l’emblème inverse de sa représentation. Ceux qui le portent, sont ceux qui s’assument tels qu’ils sont, dans leur propre colère, comme un signal d’alarme venu d’en bas secouer la haute société, engoncée dans ses privilèges et qui n’entend pas la colère gronder.
Et c’est dans cette image macabre du monde qu’évolue son symbole principal, le Joker, dont jamais Todd Phillips ne cautionne les actes, le filmant sans amour, parfois avec une certaine distance, cherchant à isoler visuellement un personnage plongeant peu à peu dans une folie pure. Et quand il se rapproche de lui, quand la caméra en fait l’élément à grand renfort d’esthétisation (très gros plans, ralentis de rigueur), c’est avant tout pour sonder l’intellect d’un homme que plus rien ne retient et que la société a depuis longtemps rebuté pour sa différence « naturelle ». Mais aucun amour n’en ressort, et si l’on saurait parfois être touché par un personnage que le film maltraite, on est choqués par la brutalité de ses actes, notamment dans un dernier tiers glaçant d’effroi. N’étant « que » la combinaison de malheureux facteurs qui ont mené à cette quasi-déshumanisation, son parcours, même s’il ne fait preuve que de peu d’originalité, s’en retrouve beaucoup moins monolithique et prévisible, revenant donc à l’idée d’une mythologie nouvelle. Le Joker n’est plus l’ennemi de Batman : il est, au-delà, le miroir de ce que la société et ses inégalités ont engendré de pire. Jamais on ne cautionne, mais cela n’induit pas l’absence d’une relative empathie. Et les procès publics qui seront faits au film sur son immoralité ne sont que les atouts de spectateurs probablement peu habitués à pareille bousculade dans l’établissement d’une vision du monde plus que nihiliste.
Plus qu’une réussite formelle de par sa richesse thématique et son approche visuelle, Joker est un espoir. L’espoir, mince et secret, que le blockbuster hollywoodien puisse laisser ses réalisateurs talentueux donner libre cours à leurs visions du monde, quand bien même celles-ci ne seraient pas commercialement vendables. Et si la relative banalité du scénario fera frémir les plus tatillons, nul doute que le reste du long-métrage, de par la splendeur du travail du cinéaste, saura les contenter, voire les charmer. Todd Phillips, déjouant tous les pronostics, livre avec Joker le film attendu, un film riche, puissant et coup de poing, dont on ressort groggy comme impatient d’y retourner.
Note
8/10
Et si la meilleure adaptation d’un personnage de comics venait d’un antagoniste cette année ? Joker, de par son travail créatif dingue, sa noirceur pleinement assumée, sa performance démentielle, est la réussite tant attendue, la lueur d’espoir qu’un jour, le cinéma de blockbuster sera à la hauteur des ambitions de ses cinéastes, qui n’attendent que d’exprimer en profondeur leur vision du monde. Et au vu des premiers bilans financiers du film, le public semble, ô joie, suivre le mouvement. Se dirigerait-on vers une mini-révolution au sein du microcosme hollywoodien, où les studios seraient plus enclins à prendre des risques et assumer l’artistique au sein de l’industriel ? C’est tout le mal que l’on souhaite à Joker d’être, au-delà de la réussite qu’il restera.
Bande-annonce :
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